VOYAGES, VOYAGES...

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LE HAVRE - SAINT-NAZAIRE


 
Vendredi 23 Novembre 2012

17 h 30, il fait presque nuit alors que les jetées du Havre sont rapidement franchies. Le commandant a encore besoin de moi pour la sortie du port… Je reste donc à la passerelle ou sur l'un des ailerons à observer la manœuvre ou écouter les échanges avec le timonier, le pilote  ou la capitainerie. Les ordres, informations, commentaires sont toujours brefs et précis.
 
En quittant Le Havre : la tour de l'Hôtel de Ville et l'église Saint-Joseph
Le bateau quitte rapidement le chenal et navigue maintenant en baie de Seine. Le temps est calme et clair ; on voit facilement le trait de côte : au-delà du cap d'Antifer vers le Nord et tout le Calvados vers le Sud. Malgré la nuit, le paysage évolue rapidement. Autre surprise du fait de la hauteur,  je vois en même temps le phare de la pointe de Ver près d'Arromanches, le phare de la Hève au Havre et celui d'Antifer ; ce qui est impossible à observer au ras de l'eau depuis le pont d'un voilier. Et quelques temps plus tard, en plus des trois phares précédents, je peux même deviner le faisceau lumineux du phare de Gatteville à la pointe de Barfleur et un autre sur la côte anglaise, sans doute Sainte-Catherine sur l'île de Wight. Incroyable !


Les dernières lueurs de la ville
Ca y est, j'ai pris le rythme ! Me voilà de quart à observer, le trafic, les feux… Les vieux souvenirs vécus dans ces lieux connus refont vite surface… Je reste ainsi jusqu'à 19 h 00, confortablement assis à gauche de la passerelle sur une chaise haute, dominant la pontée de conteneurs. A droite, c'est le poste de commandement et j'attends que l'ambiance se calme pour m'y aventurer plus longuement.

 

21 h 30, je remonte de nouveau sur mon perchoir. La salle est complètement obscure et il me faut du temps pour m'habituer au noir complet. Je ne suis pas venu par hasard. Sur la gauche, je devine déjà les faibles lueurs caractéristiques des premiers navires qui remontent la Manche et dont nous devons croiser la route.

 

Le lieutenant roumain de quart m'aperçoit : "Alors, Monsieur, vous êtes venu observer le trafic ?". Ma présence à cette heure inhabituelle l'a peut-être intrigué ? Il commence alors à m'expliquer sommairement l'identification des bateaux que nous apercevons sur les écrans radar.

 

C'est beau, la technologie ! Je passe les détails, mais les radars et les cartes électroniques délivrent une foule d'informations sur les autres bateaux, leur route, leur vitesse, leur éloignement, les routes de collision, etc, quelle que soit la visibilité. Toute cette technologie permet l'anticipation des évènements et facilite la prise de décision au bon moment, en toute sécurité sans se fatiguer les yeux à scruter, ce qui n'empêche pas le lieutenant et le timonier d'assurer une veille attentive.

 

Je découvre tout cela. Mon guide m'explique qu'un radar n'est pas plus compliqué à piloter qu'une console de jeux électroniques, et qu'un enfant pourrait y arriver. Personnellement en matière de jeux, j'en suis encore au niveau du Solitaire… La traversée de l'Atalantique va être trop courte pour que je sache tout de ces instruments !

 

Nous avons donc croisé six bateaux à peu de distance, adapté la route aux circonstances et vu leurs feux de route s'éloigner derrière nous avec soulagement. Il faut maintenant s'insérer dans le trafic descendant, ce qui est moins stressant car nous allons dans le même sens que les autres cargos.

 

Nous sommes maintenant au milieu de la Manche. La mer parait toujours aussi calme, la visibilité est excellente et on voit quelques lumières sur la côte anglaise. Pas sûr que cela dure bien longtemps.

 

23 h 00, le commandant donne au lieutenant et au timonier les consignes pour la nuit, et je ne tarde pas à terminer mon quart.

 

Samedi 24 Novembre 2012

 

A 07 h 00, le Fort Sainte-Marie navigue dans le nord-ouest de l'île d'Ouessant. Ce matin, le temps est complètement bouché : pluie, vent de sud, mer agitée, visi réduite. Nous contournons la pointe de Bretagne par un vrai temps… de Breton ! Depuis minuit, le baromètre a entamé une dégringolade vertigineuse qui n'augure rien de bon. Les avis de diffusion par radio de BMS (Bulletin Météo Spécial) par le CROSS Corsen n'émeuvent pas l'équipage pour qui le fret passe avant le confort.
 
La dépression arrive
Bien au large, nous allons virer Ouessant, la Chaussée de Sein, la pointe de Penmarch, les Glénans dont on ne verra rien. Les affaires vont se corser en fin d'après-midi, graduellement on voit la mer enfler, le vent siffler dans les superstructures et le bateau prendre un peu plus de gîte. Le coup de vent arrive, 8 à 9 Beaufort semble-t-il, avec son cortège de vagues en rangs serrés qui se désagrègent dans les rafales. Dans une éclaircie fugace, le soleil couchant arrive à percer sous la couche de nuages en éclairant la crête des vagues en contre-jour.


La chute vertigineuse du baromètre annonce le coup de vent
De la passerelle, très en hauteur, il m'est bien difficile d'apprécier la réalité des choses. Le bateau passe bien et reste confortable. Rien à voir avec ce que nous avions vécu l'an dernier dans le Drake à bord du Fram… On s'habitue à tout !

 

Le vent forcit encore à l'entrée du chenal de la Loire que le bateau remonte vent et mer de l'arrière en roulant bord sur bord. Le pilote gravit l'échelle dans des conditions vraiment très acrobatiques et guide le Fort Sainte-Marie vers le quai de Montoir, en amont du pont de Saint-Nazaire.

 

Deux remorqueurs servent le bateau pour qu'il puisse faire demi-tour avant d'arriver à quai. Avec le vent qui monte encore, la manœuvre est longue et risquée, se faisant mètre après mètre. Le pilote et le commandant ont à gérer la barre, la machine, les remorqueurs, les postes de manœuvre. Tout cela se fait dans une succession d'ordres rapides et précis, mais avec maîtrise et calme. Encore une belle leçon de navigation !

 

21 H 45, le bateau accoste en douceur au grand soulagement de tout le staff qui était quelque peu tendu.



LE HAVRE


Vendredi 23 Novembre 2012

Réveil avant l'aube. Il pleut sur Le Havre ce matin. L'asphalte des quais, les files de conteneurs luisent sous la lumière orangée des projecteurs. La manutention commencée hier soir a duré toute la nuit. Les portiques déposent les boîtes sur le quai, un "cavalier" enjambe et soulève le conteneur pour le transporter vers son lieu de stockage, et ainsi de suite... des dizaines de fois de suite. L'ambiance sonore est à l'avenant, un savant mélange de chocs métalliques, de couinements des treuils électriques des portiques, des ronflements moteurs thermiques des cavaliers qui s'entrecroisent, des sirènes et avertisseurs de toutes ces machines. Vu de la passerelle du bateau c'est déjà impressionnant, mais vu du quai, les dimensions et les masses de ces engins font vraiment peur.
Petit matin de Novembre sur les quais du Havre

Un cavalier utilisé pour déplacer les conteneurs
08 h 20, je prends le taxi-navette que la compagnie met à la disposition de l'équipage et des passagers vers  le centre ville. Les horaires n'obéissent pas forcément aux souhaits du touriste conventionnel, mais c'est le seul moyen pour sortir du port tant les contraintes de sûreté sont strictes et tatillonnes. Le taxi me dépose en début de matinée à l'hôtel "Les Gens de Mer" qui est le point de ralliement de tous les marins en escale ou en transit au Havre.

 Je me sers un second petit-déjeuner et profite du spot  Wi-Fi de l'hôtel pour mettre le blog à jour avant de rejoindre Violaine qui me fait les honneurs du restaurant de son lycée hôtelier. 

Le Havre - Le bassin du Commerce, pépinière de futurs navigateurs
 
15 h 00, coup de téléphone d'un lieutenant du Fort Sainte-Marie m'annonçant l'appareillage pour 17 h 00. Plus de temps à perdre. Appel du taxi qui passera me prendre à 15 h 30 aux Gens de Mer, pour me ramener à bord. Quelle organisation !

17 h 00 précises, le Fort Sainte-Marie décoste lentement sans remorqueur, à l'aide de ses propulseurs d'étrave et de poupe. Le jour décline rapidement et sur le quai de la Capitainerie, les silhouettes de Violaine et sa petite famille sont minuscules. Je devine plus que je ne vois leurs signes de bras auxquels je réponds. Séquence, émotion !

LA ROUTE DU CIDRE


Jeudi 22 Novembre 2012

Les manutentions semblaient terminées dès hier soir, donc nuit calme à bord et réveil tranquille ce matin. De nouveaux passagers sont arrivés hier : une dizaine de chevaux de selle à destination d'éleveurs antillais et douze vachettes camarguaises pour un challenge style "Intervilles" en Guadeloupe… Ces animaux sont installés dans des containeurs adaptés en pontée au milieu du bateau. Cela doit nécessiter un soin particulier quant à la gestion du fourrage, de l'eau et de l'entretien des litières. Quant à ce que renferment les autres conteneurs, mystère.

Malgré la saison, le soleil brille largement depuis le milieu de la matinée. L'appareillage est prévu à 11 h 30 et l'arrivée en rade du Havre vers 18 h 00. La descente de la Seine va donc se faire de jour, et qui plus est, sous le soleil…
En surplombant le village de la Bouille
 
Et je vais vivre cette descente comme jamais je n'aurais osé l'imaginer, servi par une météo de rêve et qui va largement compenser la déception de la remontée de nuit où je n'avais rien vu.

Commence alors une navigation paisible à travers la Normandie, au fil du fleuve, en longeant une succession de villages connus, maintes fois visités ou traversés : La Bouille, Duclair, Caudebec ou Villequier.

En arrière-plan, à mi-hauteur les pierres blanches de l'abbaye de Saint-Martin de Boscherville contrastent avec le fond boisé. Plus tard, ce sont les ruines de l'abbaye de Jumièges, qui dominent les toits d'ardoise du village.  

De l'aileron de la passerelle, le paysage prend une étendue et un relief que je n'imaginais pas, me donnant une autre vision de sites pourtant familiers.
L'église et l'abbaye de Jumièges telles qu'on ne les voit jamais
 
La vue est magnifique, je navigue en pleine campagne en surplombant de vertes prairies, de petits vergers, en dominant la cime des peupliers ou des chênes qui ont pris leur couleur d'automne ou en longeant les falaises calcaires couvertes de bois sombres. Trop beau !

J'effectue là une descente triomphale de la Seine. De l'autre côté de la rive, à Sahurs, Evelyne est venue assister au départ du bateau et me fait des grands signes du bras. Nelly est sur un appontement à Duclair pour m'adresser un dernier au-revoir. De nouveau, Evelyne à Caudebec. Emotion… Bien sûr, je réponds aussi à tous ces signes. Et cela aurait pu être complet si nous étions arrivés plus tôt au Havre, Violaine et les petits-enfants auraient pu voir passer le bateau devant la quai de la Capitainerie…

Après Caudebec, le lit de la Seine commence à s'élargir, laissant place aux grandes zones humides du Marais Vernier d'un bord, et au complexe pétrochimique de N. D. de Gravenchon de l'autre. La transition est rude !

Dans le soleil qui descend, la silhouette du pont de Tancarville se détache dans le contre-jour. Nous arrivons dans l'estuaire, bordé de marais, de petits étangs, de roselières, le royaume des oiseaux sauvages. La lumière décline rapidement. Il est 17 h 00, lorsque nous passons sous le pont de Normandie. Sur la gauche, Honfleur, puis au milieu, le grand large, et au loin sur la droite, les silhouettes des portiques de Port 2000 et un arrière-plan hérissé de cheminées.
Vue arrière vers le pont de Tancarville

Arrivés dans la rade du Havre, le vent fraîchit, la température aussi. 18 h 00, changement de pilote, puis demi-tour pour s'engager dans le long chenal d'accès au port. Après m'être un peu reposé, je reprends mon quart sur l'aileron de la passerelle. Il fait nuit noire, il fait froid. Les lumières de l'agglomération havraise barrent tout l'horizon.

Cela fait une éternité que je n'ai plus navigué dans ces eaux et pourtant, malgré l'obscurité, tout le paysage nautique se remet instantanément en place dans ma tête comme si j'y étais venu la veille au soir. Le phare de la Hève, les feux d'alignement, les bouées du chenal, tout est toujours là. La seule chose qui me surprenne, c'est la vitesse à laquelle nous arrivons aux jetées de l'avant-port.

Un remorqueur nous attend. Plus lentement, nous traversons une bonne partie du port, le bassin aux Pétroles et ses alignements de réservoirs, les masses sombres des tankers et des minéraliers ravitaillant l'énorme centrale EDF que je n'avais jamais vue sous cet angle. Une ambiance d'ombres menaçantes, de projecteurs éblouissants à travers lesquels il faut deviner sa route. L'atmosphère portuaire nocturne dans toute sa splendeur !

Le bateau évite à l'extrémité du bassin René Coty. Le pilote donne ses ordres précis pour l'accostage au quai des Amériques. A 19 h15, les amarres sont raidies et les portiques vont pouvoir renter en action.

ROUEN, LE RETOUR

 
Mercredi 21 Novembre 2012

Une longue escale est prévue à Rouen. Quand on dit Rouen, c'est relatif. Les bateaux au cœur de la ville, j'ai un peu connu ça lorsque j'étais gamin. Cette situation est révolue depuis bien longtemps. Petit à petit le port s'est déplacé vers l'aval de la Seine, à cause de la longueur et du tirant d'eau des navires qui ont augmenté, à cause des aires de manutentions et de stockage trop exigües, des accès, de la pollution, etc…
Accostage au petit matin à Rouen Moulineaux


Notre quai d'escale se situe à une bonne douzaine de kilomètres au sud, sur la rive gauche de la Seine, à la limite de Grand-Couronne et Moulineaux, autrement dit, au diable-vauvert ! D'un côté, un décor industriel de portiques, de silos, de cheminées. Sur l'autre rive de la Seine, un paysage bucolique de prairies, de haies de peupliers, de jolis manoirs et de forêt en arrière-plan. Du haut du bateau, je n'avais jamais vu cette boucle de la Seine de cette façon. Une autre vision à 35 mètres de hauteur.

La Seine, vers l'amont

L'autre passager, Félix, débarque ce matin au terme d'un séjour à Marie Galante. Nous partageons le même taxi jusqu'à la gare de Rouen. Et j'en profite pour passer la journée auprès de Nelly, qui s'ennuyait déjà !

Ce matin, j'avais bien repéré la façon dont le taxi était sorti de l'enceinte portuaire afin de retrouver mon chemin au retour. Mais ce qui est valable le jour ne l'est plus la nuit. Le soir, le vigile auquel je me présente, m'explique que je ne suis pas au bon poste de garde, qui dépend d'une société de manutention différente de celle qui opère le Fort Sainte-Marie. Je pense qu'il a un peu exagéré ; ce matin, je n'avais pas vu de séparation physique entre les deux aires de stockage.

Dommage, j'aurais dû me renseigner avant que Nelly ne reparte avec la voiture. J'en suis donc quitte pour un bon kilomètre de marche à pied supplémentaire… Mais Nelly s'étant égaré dans le dédale des voies de desserte, se retrouve sans le vouloir, face à moi,  au point de départ ! Tout s'arrange donc ; après lui avoir montré le bon itinéraire, elle me dépose au poste de garde idoine. Quelle aventure !

Nouveau contrôle, présentation du badge et vérification laborieuse de la liste d'équipage du bateau par le vigile. Ca ne rigole pas !
Le soir, des boîtes, encore des boîtes...
 

EMBARQUEMENT IMMEDIAT


Mardi 20 Novembre 2012

A cause d'une grosse panne d'oreiller, nous renonçons à la sortie culturelle de la matinée. Nous avions projeté de faire un tour à Gravelines, une autre ville fortifiée. Raté, on reviendra.

Reste à accéder au bateau. Malgré une signalisation unifiée dans tous les grands ports, trouver le poste 5... ne saute pas aux yeux. Il ne faut pas compter les kilomètres à parcourir dans un vaste no man's land, où l'itinéraire, entrecoupé de ronds-points, n'obéit à aucune logique géographique. Au volant, le doute et l'hésitation sont toujours présents, d'autant plus stressant que les semi-remorques poussent derrière.

Enfin, nous arrivons au poste de garde. Le vigile, soupçonneux et fier de son statut, tergiverse un peu et finit par lever la barrière après avoir contrôlé nos identités et celle de la voiture. Nelly dépose sa carte d'identité en échange d'un badge.

On vit une époque vraiment formidable ! Les bateaux, emblèmes de liberté et de rêve sont maintenant tenus à distance derrière de hautes grilles et gardés par des chiens féroces… Un comble ! (Tous les grands ports commerciaux du monde ont dû se plier aux règlements internationaux de sécurité ISPS, en réaction au 11 Septembre 2001).

Le poste de garde franchi, nous entrons progressivement dans un autre univers, dans le gigantisme industriel. Nous suivons un itinéraire compliqué, sécurisé par des plots en béton, qui évite de zigzaguer dans le parc à conteneurs, très actif à cette heure.


Jeu de "LEGO" géant !
Du bout du quai, nous voyons le CMA CGM Fort Sainte-Marie amarré. Nous sommes rassurés, le bateau est bien là ! Nous roulons jusqu'à la coupée en passant sous deux portiques en pleine action et qui chargent sans relâche les conteneurs à bord. On se sent bien vulnérables en passant sous de tels monstres. Impressionnant, très, très impressionnant ! (Un système de feu rouge intégré au portique sécurise le mouvement des conteneurs pour éviter de passer en-dessous au mauvais moment).

Un pied encore à terre, l'autre déjà sur la coupée, je vais pénétrer dans un monde de démesure, d'odeurs et de bruits inhabituels.

Je me présente à bord et suis pris aussitôt en charge, les bagages aussi… Vite fait, on m'emmène à la cabine baptisée "Amérique du Sud", pont E. C'est efficace avant tout ; ici, pas de salamalecs, ni de chichis inutiles dans le service. La transition est rapide.

Je redescends à terre pour dire au revoir à Nelly et l'encourager pour le retour vers Rouen.

Au cours du déjeuner, je fais la connaissance de Félix, un passager qui en est à son troisième voyage sur la ligne. A la fin du repas, il me guide et me fait gagner un temps précieux dans la découverte des points névralgiques du bord. Grand voyageur et bon narrateur, il débarque demain à Rouen. Dommage !


Les entrailles du porte-conteneurs
Pendant ce temps, les portiqueurs font valser une noria de conteneurs dans les airs. C'est un ballet rapide, précis, bruyant. Ces gens manipulent les conteneurs avec une dextérité saisissante. Un gigantesque jeu de Lego vite assemblé.

15 h 45, le rythme s'apaise. Je me positionne sur l'aileron de la passerelle pour ne rien perdre de l'appareillage. Dans la passerelle, on s'agite, le pilote vient d'arriver, les consignes s'échangent brièvement dans les talkies walkies. Au huitième niveau au-dessus du pont, je domine toute la situation. La vue est imprenable.

16 h 15, le bateau, servi par un petit remorqueur, se déhale lentement du quai… Le début de nouvelles aventures.

En avant, lente. Les jetées extérieures sont franchies. Le cargo suit un long chenal quasi rectiligne, dragué entre les nombreux bancs de sable et de vase qui encombrent la Manche entre le Pas de Calais et la Belgique. Nous croisons plusieurs bateaux ou ferries dans ce chenal. Sur la passerelle, l'attention est palpable. Le commandant, le pilote, le lieutenant ont les yeux rivés sur les cartes électroniques, écrans radars, compas et jumelles. Pas d'autres bruits que les ordres de barre donnés au timonier qui les répète consciencieusement.
A la nuit tombante, le pilote va débarquer sur cette vedette



17 h 15, le pilote débarque au bout du chenal. La nuit tombe doucement. Le bateau vire à droite pour traverser au plus court le trafic montant des cargos. Face à nous, les lumières vacillantes de la Perfide Albion. Je pense que le capitaine a choisi le bon créneau pour traverser le rail, nous n'avons pas été trop gênés par la circulation d'autres navires. A la barre, l'attention persiste. Il est vrai que nous naviguons à ce moment dans une zone particulièrement fréquentée et dangereuse.

Ensuite cap au sud-ouest pour nous incruster dans le rail descendant longeant les côtes anglaises et derrière nous, les feux de mâts blancs des autres bateaux qui nous suivent.

19 h 30, rentrée depuis longtemps à la maison, Nelly qui suit la progression du bateau sur MarineTraffic m'informe par SMS que nous venons de croiser le CMA CGM Christophe Colomb, l'un des plus gros porte-conteneurs de la compagnie, sans doute en route entre Le Havre et Rotterdam ou Hambourg. Merci du renseignement…

23 h 00, nous nous sommes bien rapprochés de la côte française. Je reconnais l'éclat blanc 25 secondes du phare d'Antifer, puis le phare de la Hève près du Havre. La visibilité doit donc être bonne. Le bateau est en avance sur l'horaire estimé et je comprends que mon sixième sens marin s'est émoussé… A 01 h 45 par le hublot de la cabine, je me rends compte que nous sommes déjà bien au-delà du travers du Havre. Nous sommes même engagés dans le chenal de la Seine.

Au loin, je repère le profil caractéristique des accès au pont et le pont de Normandie lui-même, puis les feux scintillants des hauts pylônes.

Vu l'heure, nous serons à Rouen pour 07 h00. Donc réveil à 06 h30 pour assister à l'accostage. Il fait encore nuit pour les derniers milles de cette navigation. Il fait bien froid sur l'aileron extérieur de la passerelle. Quelques gouttes commencent à tomber… Rouen, bien sûr !

Sans remorqueur, le capitaine et le pilote font une manœuvre de haute école pour faire demi-tour dans la zone d'évitage plutôt étriquée, avant de prendre le quai tout en douceur. Une belle leçon de navigation.

Quelques instants plus tard, les portiques se mettent en route. Les dockers rouennais déchargent les conteneurs que leurs collègues dunkerquois avaient eus bien du mal à installer…

D'ABORD, LA ROUTE DU PICON BIERE !


Lundi 19 Novembre 2012

La Route du Ti' Punch est semée d'embûches !

Avant de me laisser sombrer dans les vapeurs enivrantes du rhum blanc, Nelly a décidé de me conduire en voiture jusqu'à la coupée du cargo. Heureusement, car le poids des valises est impressionnant. L'avènement du numérique n'allège pas les bagages : ordinateur, caméscope, appareil photo, GPS et chargeurs adéquats font que le poids des bagages augmente rapidement. Sans compter le double paquetage hiver / été, et aussi les palmes, masque et tuba… 

Coup de téléphone ce matin à l'agent portuaire de la compagnie pour se faire préciser les conditions d'accès au port et l'heure de l'appareillage du bateau fixé à demain 15 heures. Les renseignements obtenus, nous mettons le cap sur Dunkerque pour nous imprégner de l'atmosphère nordiste avant l'embarquement.

Nous ne pouvions effectuer ce périple sans faire le détour par Bergues, charmante cité à quelques kilomètres de Dunkerque qui a subitement connu une renommée mondiale grâce au film "Bienvenue chez les Ch'tis" qui en a largement fait la promotion touristique. Mais par un après-midi brumeux de novembre, le Nord reste toujours le Nord… Pourtant, nous découvrons là une petite ville fortifiée, protégée par de petits remparts et agréable à visiter, aux maisons flamandes en briques jaunes ou orangées, bien alignées et serrées les unes contre les autres. C'est bien propre et bien léché. 
Les remparts de Bergues
L'ascension du célèbre beffroi s'imposait. Par un étroit escalier en colimaçon, on arrive jusqu'à la loge du carillonneur et une minuscule plate-forme permet de surplomber les toits de tuiles rouges. Fait pas chaud, là-haut !

Le climat n'était pas propice pour siroter en terrasse un Picon Bière (apéritif local), nous nous sommes engouffrés dans un estaminet pour se faire servir un café bien chaud. Dany Boon n'était pas bien loin, car c'est justement sur cette terrasse qu'il s'était lamentablement fracassé après une mémorable tournée (de facteur) bien arrosée. Et hasard ou pas, ce café est juste en face… de la Poste, la vraie !
Bergues - Le Beffroi depuis la porte de Cassel

Après une rapide incursion à Dunkerque, nous faisons une promenade à pied le long de la plage de Malo-les-Bains. Une longue digue bordée de nombreuses villas d'inspiration flamande, hautes façades étroites, pignons crènelés, appareillages de briques recherchés, bow-windows, etc. Cela a dû être bien joli à une époque. Aujourd'hui, des restaurants disparates édifiés en saillie des rez-de-chaussée de ces villas gâchent un peu la perspective.


Les beffrois de Dunkerque
Retour dans la soirée vers Loon-Plage, à proximité du port ouest de Dunkerque. De la fenêtre de l'hôtel, on devine au loin les hautes silhouettes largement éclairées des portiques de manutention des conteneurs…

Demain sera un autre jour.

LA ROUTE DU TI' PUNCH (*)

 INFO PRELIMINAIRE

Depuis que le récit qui suit a été écrit, CMA CGM a apporté de profondes évolutions sur la ligne des Antilles, qui est une ligne purement franco-française.
L'escale de Rouen et de la navigation sur la Seine, ainsi que l'arrêt au retour à Saint-Nazaire qui ont été supprimés.
Les quatre "Fort" qui assuraient les rotations hebdomadaires entre la Métropole et les Antilles ont été écartés de la ligne à l'hiver 2016, réintégrés sur ce service fin septembre 2017 avant de disparaitre à nouveau en 2018 et remplacés par des navires plus importants.
Malgré ces changements, l'esprit du voyage évoqué ci-dessous reste le même, à quelques détails près…


 
Novembre 2012 - Presque un an sans écrire une ligne dans ce blog consacré à nos voyages ; presque un an sans vraiment voyager, si ce n'est un court séjour à Marrakech en mars 2012.

Il est donc temps de se rattraper, et après les bourrasques et les froidures de l'Antarctique en 2011, nous avons décidé de changer radicalement de cap cette année pour goûter au charme tropical des Antilles, nous abandonner à la douceur des alizés et peut-être aussi nous noyer dans le ti' punch…

Dès lors, pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? Pourquoi ne pas concilier navigation au long cours et séjour en Martinique ? Et en poursuivant le raisonnement, plutôt que d'y aller sur un confortable paquebot pourquoi ne pas traverser l'Atlantique à bord d'un cargo beaucoup plus rustique ?

Restait à organiser un tel périple : après le choix de la destination, trouver une date puis un bateau. Rapidement l'option s'est portée sur les Antilles pour diverses raisons : départs hebdomadaires de cargos depuis plusieurs ports de la Métropole, induisant ainsi plus de souplesse dans le choix des dates ou lieux d'embarquement ; desserte par une compagnie française armant sur cette ligne des bateaux sous pavillon français menés par des officiers français, donc - cocorico ! - et surtout, sécurité à priori et facilité de vie et d'échanges à bord.

L'an passé, Nelly n'avait (à juste titre), que moyennement apprécié les charmes du Passage de Drake entre Ushuaia et la Péninsule Antarctique sur le MS Fram. Elle n'ose donc pas cette année, se confronter aux probables coups de vent d'automne en Manche, dans le Golfe de Gascogne ou en Atlantique Nord pendant plusieurs jours à bord d'un bateau au confort plus sommaire. Elle rejoindra Fort de France en avion en me laissant seul à la barre du porte-conteneurs CMA CGM Fort Sainte-Marie entre la Métropole et la Martinique.
Le CMA CGM Fort Sainte-Marie en escale à Rouen en Août 2012

Certes du pont d'un voilier, des cargos j'en ai vus, et même de très près, à travers la Manche, le détroit de Gibraltar ou le canal de Panama, mais le rapport des masses entre un frêle voilier et ces mastodontes a fait que j'ai toujours soigneusement évité le contact direct.

QUELQUES REPERES AVANT LE DEPART :

La compagnie, le trajet,  le bateau s'inscrivent dans l'histoire maritime à laquelle quelques ports normands ne sont pas étrangers.   

De la Compagnie Générale Transatlantique à la CMA CGM

Au cours de son histoire, en dehors du trafic passagers vers les Amériques, la Compagnie Générale Transatlantique a également misé sur les lignes de fret qui reliaient les Antilles à la France métropolitaine, et pendant les années 50 et 60, la Transat a fait naviguer la flotte bananière la plus importante du monde.

Avec l'évolution des techniques, le développement de la conteneurisation à partir de 1970 a permis d'augmenter et diversifier les volumes transportés par chaque bateau mais, conséquence logique, entrainé le déclin des cargos spécialisés, tels les navires-bananiers.

En 1974, face à la baisse du trafic, l'Etat cesse de subventionner la Transat, alors sous perfusion. Le fait le plus marquant de cette période restant l'abandon définitif du paquebot France au Quai de l'Oubli au Havre jusqu'en 1979.

Néanmoins, en 1977, la Transat fusionne et absorbe un de ses concurrents, les Messageries Maritimes, pour devenir la Compagnie Générale Maritime (CGM).

Pourtant, dans le même temps, un armateur franco-libanais crée à Marseille en 1978 la Compagnie Maritime d'Affrètement (CMA), qui connait un développement rapide au point de racheter en 1996, la CGM.

Rebaptisée CMA CGM, la nouvelle société, toujours basée à Marseille est devenue le 3ème groupe mondial de transport maritime par conteneurs et le n°1 français avec une flotte de près de 400 navires desservant plus de 150 escales sur les 5 continents, pérennisant ainsi les traditions maritimes de la Transat.



La Ligne des Antilles

Avant guerre, la commercialisation des bananes de Guadeloupe et de Martinique vers la Métropole réclamait un transport rapide, fiable et fréquent.  Plusieurs compagnies se partageaient ce fret. Tous les 2 ou 3 jours, des bateaux déchargeaient leur cargaison à Rouen et Dieppe qui ont été jusqu'aux années 60, les deux grands ports de réception des bananes en provenance des Antilles.

Mais la mise en service des porte-conteneurs réfrigérés polyvalents bouleverse la donne. Les ports de Dieppe et Rouen, trop exigus, sont délaissés. Le Havre prend le relais mais ne peut conserver ce trafic qui va s'échapper progressivement vers Dunkerque à partir de 1998. 400.000 tonnes de bananes sont ainsi débarquées chaque année dans ce port.

C'est la compagnie CMA CGM qui perpétue maintenant cette tradition. Internationalisation oblige, la Ligne des Antilles est devenue NEFWI Line (North Europe French West Indies). C'est un service hebdomadaire dont la fiabilité horaire est imposée par le transport de la banane antillaise depuis Pointe à Pitre et Fort de France.

Cette ligne irrigue tout l'arc nord-européen. Les ports de Dunkerque, Rouen, Le Havre et Saint-Nazaire sont desservis en direct. Le port du Havre permet des connexions hebdomadaires avec toutes les autres lignes de la compagnie et principalement avec celles de l'Asie.


Le Fort Sainte-Marie

L'actuel porte-conteneurs Fort Sainte-Marie est affecté avec 3 autres sister-ships à la liaison hebdomadaire de la Guadeloupe et la Martinique depuis la Métropole. Il s'inscrit dans la suite logique des anciens navires bananiers qui desservaient jadis la même ligne.

Le premier Fort Sainte-Marie a été construit en 1969 pour la Transat et mis en service en 1970 sur la ligne des Antilles. Comme la majorité des cargos armés par cette compagnie, son nom de baptême faisait référence à d'anciennes possessions françaises d'Outre-Mer, aux Caraïbes, au Canada ou en Amérique. Long de 144 mètres, il pouvait emmener 3.000 tonnes de bananes à 21 nœuds.

Il était le dernier d'une série de huit bateaux considérés à l'époque comme étant les plus beaux cargos jamais construits en France, marquant aussi une évolution de la conception des installations frigorifiques nécessaires au transport des fruits. Il fut le dernier navire-bananier classique de la Transat avant la généralisation de la conteneurisation réfrigérée qui bouleversa ce type de fret. Plusieurs fois revendu, il a fini ses jours à Alang en Inde en 1998.

Le premier Fort Sainte-Marie armé par la Compagnie Générale Transatlantique
L'actuel CMA CGM Fort Sainte-Marie en est donc le digne successeur. Construit en 2003 et navigant sous pavillon français, il mesure 197 m de long, 30 m de large et cale 11 m de tirant d'eau. Mené par 25 personnes, il peut emmener à 22 nœuds (soit 40 km/h), l'équivalent de 2.260 conteneurs de 20 pieds dont 550 conteneurs réfrigérés pouvant transporter 11.000 tonnes de fruits et de denrées périssables à chaque rotation.

Avec les 4 navires, Forts Sainte-Marie, Saint-Georges, Saint-Louis et Saint-Pierre, CMA CGM renoue chaque semaine les liens avec les Antilles en fiabilisant l'acheminement des produits locaux vers la Métropole.  


Et s'ils partagent le même espace, la mer, le monde de la plaisance et celui des cargos n'ont rien de commun. Ainsi, pendant plus de deux semaines, je vais aborder un autre milieu nautique dont je connais bien peu de choses : la Marine Marchande. Ce voyage sera sans aucun doute une véritable découverte.

(*) A consommer avec modération... Peut être dangereux pour la santé !