(Île Devon -Nunavut)
La navigation a
été aussi paisible que les nuits précédentes. Difficile d'imaginer que nous
sommes dans une des régions les plus extrêmes du globe avec une météo aussi
stable, aussi calme, aussi lumineuse. Ce matin, c'est surtout la température
qui nous rappelle que nous sommes dans le Grand Nord : 3,5° C ! Avec la vitesse
du bateau, il fait frisquet sur les ailerons de la passerelle.
Le Soléal a
navigué toute la nuit en suivant de près la côte sud de l'île Devon, le long
d'un paysage de hauts plateaux horizontaux et de falaises de roche brune
tombant brutalement dans la mer. Quelques ruptures dans ces plateaux font place
à des baies plus ou moins profondes ou des plages de cailloux.
En tout début de
matinée, le Soléal mouille dans la baie de Radstock, tout au sud-ouest de l'île
Devon, au large d'une longue plage encadrée par les falaises du cap Liddon à
gauche et l'étrange monticule de Caswall Tower à droite (200 m de hauteur).
Le rocher de Caswall Tower dans Radstock Bay |
09h30,
débarquement sur la plage de cailloux au pied de Caswall Tower. Aussitôt
franchie cette plage, nous sommes face au désert arctique. Un désert minéral
absolument horizontal sur des kilomètres carrés avec pour limite des hauts
plateaux également horizontaux. Rien pour égayer le décor, si ce n'est deux ou
trois bidons abandonnés, peut-être des vestiges d'un ancien campement ou bien
poussés là par le vent que rien ne peut arrêter ? Ces bidons sont le seul
relief de cette morne plaine.
On trouve les premiers plans qu'on peut ! |
Bien en retrait
de la plage et sur l'arrière de Caswall Tower, subsistent quelques vestiges
d'habitations de la période thuléenne - 1100 à 1600 après J.C. - relativement
bien conservés. On peut encore voir quelques éléments du soubassement
circulaire en pierre de ces maisons qui étaient de dimensions très réduites.
Quelques ossements de baleines sont encore visibles, le crâne et les longues mandibules
des cétacés servaient de charpente sur laquelle les thuléens fixaient des peaux
d'animaux pour réaliser la toiture. Il n'y a plus les peaux, mais tout le reste
est d'époque, parait-il. Le froid conserve !
Nous grimpons
sur les premiers contreforts de Caswall Tower d'où nous avons une vue dominante
sur l'immense désert de pierres qui parait encore plus vaste. Pas gai !
Le Soléal quitte
la baie de Radstock à 12h00 pour une courte navigation vers l'île Beechey, en
longeant la côte sud de l'île Devon et en en naviguant au cœur d'un cadre
impressionnant de falaises hostiles. A droite, l'imposant cap Riley tombe brutalement
dans la mer et en face de nous, se profile la partie sud de l'île Beechey, tout
aussi verticale. Entre les deux, s'ouvre la baie de l'Erebe dans laquelle le
Soléal va se mettre à l'ancre.
L'île Beechey en face, le cap Riley à droite |
Nous continuons
ainsi notre progression dans l'Histoire. Cette approche lente et spectaculaire
nous mène vers les lieux où se perpétue encore le souvenir de
l'expédition de John Franklin qui s'est achevée tragiquement en 1847. Le Passage du Nord-Ouest et Franklin
sont indissociables.
A
ce stade de la croisière, nous devons faire un aparté dans le récit pour
mieux y revenir après.
Il y a parmi
l'équipe de naturalistes, Nadine et Jean-Claude F., un couple qui n'est à
bord que le temps de cette croisière. En fait, ils sont plus conférenciers
que naturalistes. Ils sont là pour nous parler du Nunavut et nous faire
rentrer dans l'Histoire du Passage du Nord-Ouest, de l'expédition de John
Franklin et des opérations de recherche qui ont suivi.
Depuis 1994, Nadine
et Jean-Claude, se sont passionnés pour l'Arctique et plus spécialement le
Nunavut au cours de 20 voyages dont 5 expéditions. Ils ont partagé la vie des
Inuits dans plusieurs communautés de l'île Baffin, de Resolute Bay ou Gjoa
Haven. Ils maîtrisent donc le sujet !
Cette passion de
l'Arctique les a également amenés à effectuer trois séjours sur l'île Beechey
en autonomie complète (autrement dit, en camping. Et Beechey, même l'été, ce
n'est pas la Côte d'Azur !).
Ignorant alors tout,
la découverte sur cette île d'artefacts liés à l'expédition Franklin les intrigue.
Et surtout, la présence sur place d'une plaque en marbre "In memory of
Lt. Bellot of the French Navy…" les laisse perplexes. Pourquoi cette
plaque britannique à la mémoire d'un Français ? Qui était ce Bellot ? Pourquoi
?
Voulant en savoir
plus, ils vont alors se lancer dans une très longue enquête de plusieurs
années sur les lieux mêmes de la vie de Franklin et de Bellot, fouiller dans
les archives britanniques, canadiennes, françaises, rassembler des écrits, des
croquis, des cartes marines… et en faire la synthèse.
Peu à peu, ils reconstituent
le déroulement de l'expédition Franklin et l'intervention de Bellot. Au fil
des années, ils vont aller de doutes en certitudes pour rétablir la véracité
d'une histoire largement ignorée en France. A travers leurs conférences, films,
livres et autre site internet, ils partagent leurs expériences et leurs
connaissances acquises lors de cette passionnante enquête : leur site Internet : Latitude 50
Leur
présence et leur disponibilité à bord du Soléal, spécialement pour cette
croisière, et les relations chaleureuses qui en ont découlé ont été un
véritable plus que nous avons particulièrement apprécié.
|
Nous débarquons
en début d'après-midi sur une plage de cailloux, très pentue, au sud-est de l'île
Beechey. A cette heure, il y fait déjà sombre, la plage est à l'ombre d'une haute
falaise rocheuse qui semble nous écraser. Cela dramatise encore un peu plus l'ambiance.
Au cours de
leurs conférences à bord, Nadine et Jean-Claude nous ont déjà relaté les
déboires de l'expédition Franklin. Mais là, sur la plage, les lectures ou les
récits prennent en leur présence une autre dimension. A les écouter nous
commenter eux-mêmes les différents monuments ou vestiges que nous voyons sur la
plage, il s'en dégage un intérêt décuplé et une charge émotionnelle certaine.
Nous étions
venus pour le Passage lui-même et aussi pour les faits historiques qui y sont
liés. Et là, à Beechey en compagnie de Nadine et Jean-Claude, nous voyons, nous
touchons l'Histoire dont ils sont les passeurs. Pas banal !
Dans l'ombre, l'axe de cabestan posé par Belcher |
En 1853, l'amiral
britannique Belcher parti à la recherche de Franklin a voulu perpétuer le
souvenir de celui-ci en fixant sur le haut de la plage un axe de cabestan, récupéré
sur un voilier coulé dans la baie. Ce cabestan est devenu le Mémorial Franklin.
Plus tard, Lady Franklin, a fait sceller une grande plaque de marbre blanc au
pied du cabestan rendant hommage à son mari et aux marins qui l'accompagnaient.
Une autre plaque
en marbre noir a été apposée contre le cabestan en souvenir de J-R Bellot, le
jeune lieutenant français qui avait spontanément participé à une expédition de
recherche financée par Lady Franklin. Il a disparu en 1853 en se noyant dans le
canal de Wellington, à l'ouest de l'île Devon. Les britanniques lui ont
toujours été reconnaissants de son engagement à leur côté pour retrouver
Franklin.
La plaque en l'honneur de J-R Bellot fixée sur l'axe de cabestan |
En avant du
Mémorial, à demi encastrées dans les galets de la plage, des boîtes de conserve
rouillées symbolisent une croix. Qui les a posées, quand ? Peut-être est-ce
pour rappeler que l'équipage de Franklin était sans doute mort empoisonné par
le plomb des soudures de ces boites ?
Ces monuments
sont toujours sous la sauvegarde du Canada qui les entretient tant bien que mal,
afin qu'ils ne disparaissent pas érodés par le dur climat de la région.
A l'écart, une
pyramide en bois rappelle la forme d'un cairn (qui à l'origine servait à laisser
des messages et signaler son passage ou sa présence), où chaque bateau en
escale dépose un tube scellé dans lequel est placée la liste
de l'équipage ou des passagers d'un simple voilier ou maintenant d'un paquebot.
Et notre Commandant ne dérogera pas à la tradition. Bizarre de penser qu'un
jour, dans un an, dans un siècle, quelqu'un trouvera nos noms dans l'un de ces
tubes… !
Cairn moderne et les tubes contenant les listes d'équipage |
Ces monuments et
l'austérité des lieux nous aident à nous imprégner des drames qui se sont
déroulés lors de la recherche forcenée du Passage. Et ce n'est pas fini, en
groupe nous entreprenons de nous rendre sur le vaste plateau au sommet de
l'île. 240 m à gravir dans un pierrier en forte pente, dans l'air froid et sec.
Marche vers le cairn de Franklin |
Un bel exercice
! Les cailloux roulent sans cesse sous les bottes. Pour diminuer la pente,
chacun se croise et se recroise en zigzagant de plus en plus fréquemment au fur
et à mesure de la progression. Exténuant ! Le seul avantage, en se retournant, nous
avons une superbe vue dominante sur le Soléal mouillé au milieu de la baie de
l'Erèbe et au loin sur l'imposant cap Riley. Splendide !
Encore un effort
et nous arrivons sur le plateau. Immense, terrible ! Un paysage lunaire, pelé,
scalpé, minéral, horizontal à l'infini ! Grandiose de désolation ! Où que le regard
se tourne, il n'y a rien. Rien que de la pierre ! Sous les effets du gel et du
dégel, cette pierre claire se délite en fines lamelles dressées verticalement
et sur lesquelles il est bien difficile de marcher.
A travers le plateau désertique de l'île Beechey |
Au bout de la
marche, nous apercevons un cairn au bord de la falaise sud de l'île. Il aurait
été édifié par Franklin pour être vu du large. L'ancien mât de signalisation est couché, brisé sur le sol. Ce cairn a été
fouillé par les équipes de recherche, mais mystère, personne n'a jamais compris
pourquoi Franklin n'avait pas laissé de message sous les pierres.
Nous poursuivons
au-delà du cairn, jusqu'au bord du plateau de l'île, face au cap Riley. Vers le
sud-est, de l'autre côté du détroit de Lancaster, on aperçoit l'île du Prince
Léopold et ses hautes falaises. Nous dominons l'Arctique. Aujourd'hui, c'est grandiose
! Et pourtant, que de drames subis en ces lieux !
Le cairn de Franklin au sommet de l'ile Beechey, face au détroit de Lancaster |
En surplombant l'Arctique, face au cap Riley |
La descente en
quittant le plateau a été encore plus laborieuse que la montée à essayer de se
retenir dans la pente et ne pas déraper dangereusement dans les éboulis. Nous
arrivons ainsi directement sur la plage nord de l'île.
Autre lieu de
mémoire : En pleine nature, dans une légère pente à quelques mètres du rivage,
il y a là bien alignées quatre tombes, simples amas de pierres. Sur l'avant,
quatre stèles en bois blanchi par les années. Plus récemment, quatre plaques en
bronze ont été apposées sur les stèles. Trois membres de l'équipage de Franklin
reposent ici depuis 1846 et un autre marin de l'expédition Belcher depuis 1854,
dans un cadre minéral au dépouillement absolu.
Dans un paysage de désolation, à droite, les 3 tombes des marins de Franklin, à gauche, celle d'un marin de Belcher |
![]() |
La plaque scellée par Nadine et Jean-Claude, sur le petit cairn qu'ils ont édifié en 2012 sur la plage de l'île Beechey |
A peu de
distance des tombes des marins disparus, Nadine et Jean-Claude ont édifié, lors
d'une expédition au cours de l'été 2012, un petit cairn sur lequel ils ont
scellé une plaque en cuivre afin que les quelques navigateurs en escale sur
cette île perdue n'oublient pas le sacrifice du Lieutenant Bellot.
En cette fin
d'après-midi, Nadine et Jean-Claude sont avec nous et d'autres passagers devant
la plaque. Emouvant !
J'ai lu avec grand intérêt le journal de votre voyage dans le Grand Nord et j'aurai aimé être à vos côtés car je suis une des arrières petites nièces de Joseph René Bellot et de ce fait ai fait connaissance de Nadine et Jean Claude Forestier qui me tiennent toujours au courant de leurs découvertes et me font rêver de ce lieu encore mystérieux et magnifique.
RépondreSupprimerMerci pour votre commentaire et de l'intérêt que vous avez porté au récit de ce voyage extraordinaire par la beauté des sites visités. Pourtant ces sites passionnants ont été des mers et des terres de souffrance pour tous ceux qui ont voulu en découvrir les secrets.
RépondreSupprimerVotre arrière-grand oncle était de ceux-là. Nadine et Jean-Claude, par leur perspicacité, ont permis de mettre à jour son histoire peu banale et perpétuer sa mémoire. Cordialement. JJM
Les ptits hommes rouges partis à la conquête !!
RépondreSupprimerSans rire, vraiment intéressant pour vous d'avoir pu bénéficier de 2 passionnés qui vous ont fait partager leurs connaissances de cette histoire passionnante. Je vais aller voir leur site également.
Rien qu'à la lecture, on en ressent toute l'émotion !
En effet, quelle chance d'avoir pu bénéficier de cet accompagnement! Merci pour le lien.
RépondreSupprimer(Apparté : je ne sais pas pourquoi ton blog n'apparait plus dans ma liste de lecture, du coup j'ai plein de messages en retard! Je m'en vais rattraper ça).