Mardi 04 Avril 2017 - 14ème Jour
Appareillage bien avant l'aube pour une navigation à travers le Golfe
du Morbihan vers le site historique de Port Jeanne d'Arc situé à une bonne
vingtaine de milles de PAF (40 km). Cette visite est rarement incluse dans les
rotations du Marion Dufresne, ce détour est donc une grande chance pour les
visiteurs que nous sommes et personne ne voudrait rater cette occasion hors
programme. Des travaux de maintenance sur plusieurs cabanes éloignées de la
base ainsi que leur ravitaillement en vivres et matériel justifient également
cette modification du circuit.
06h15, le Marion navigue à vitesse réduite près des côtes que l'on a
encore du mal à distinguer. Dans le petit jour, apparait face à nous la plus
haute montagne de l'île, le Mont Ross encore enneigé. A peine levé, le soleil
parvient à se glisser sous les nuages et éclaire le Ross d'une timide teinte
rose pâle, quasi irréelle. Immense tache rose au cœur d'un sombre décor, le mythique
Mont Ross et la lumière qui l'enveloppe fascinent tous les observateurs
matinaux rassemblés sur la passerelle. Même si le sommet est rarement dégagé,
il y a quelque chose de grandiose dans ce paysage. L'instant est magique. Mais
la magie ne dure… qu'un instant et s'évanouit lorsque le soleil passe au-dessus
des épais nuages.
Le Marion Dufresne à l'aube
dans le golfe du Morbihan
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Éclairage matinal et irréel sur le Mont
Ross, point culminant des Kerguelen
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Pendant ce temps, à la passerelle, l'attention ne faiblit pas. Le
bateau suit une route sinueuse entre les îles qui parsèment le golfe, en
suivant des chenaux étroits, tortueux et peu profonds. Toute l'équipe de quart
est à poste y compris le Commandant qui ne quitte pas les écrans radars et les
sondeurs des yeux tout en distribuant ses ordres au timonier pour fréquemment
changer de cap. La vigilance est permanente.
Après un dernier coup de barre à presque 180 degrés pour contourner un îlot, le bateau navigue parallèlement à l'île Longue avant de jeter l'ancre devant Port Bizet. Port Bizet n'est qu'une modeste anse bien trop exigüe pour accueillir le Marion.
Navigation dans le golfe du
Morbihan
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Kerguelen - Port Bizet
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A partir de 10h00, plusieurs groupes de passagers et de touristes sont héliportés
et atterrissent quelques minutes plus tard sur le site de Port Jeanne d'Arc.
La station baleinière de Port
Jeanne d'Arc
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Port Jeanne d'Arc
est étroitement lié à l'histoire récente des Kerguelen et aux espoirs de
valorisation des îles par deux Havrais, les frères Bossière (voir encart ci-dessous). Dans la
première moitié du XXème siècle, les Bossière avaient monté un
projet de chasse à la baleine et aux éléphants de mer pour en extraire et commercialiser
l'huile et la graisse. Sans beaucoup de capitaux, ils ont dû s'associer avec
une entreprise norvégienne qui leur a apporté une aide financière et technique. L'usine est arrivée en pièces
détachées depuis la Norvège. La station baleinière est mise en service en 1908
et l'huile produite est exportée à bord du cargo Jeanne d'Arc qui a donné son
nom au lieu. Si la première année de chasse a été prometteuse, l'affaire
décline vite et l'usine ferme définitivement en 1926 et tous les équipements
seront abandonnés sur place.
Commence alors la
lente et irrémédiable dégradation des installations. Il va sans dire que,
depuis bientôt quatre-vingt dix ans, le temps et la météo ont largement fait
leur œuvre, (quelques pillages également). Tout rouille, tout s'effondre :
quais, rails, cuves, citernes, fours, chaudières, machines, entrepôts,
logements… Graduellement, tout disparait.
Sauvegarder ce
patrimoine industriel, seul témoignage de l'unique usine baleinière française ?
En 2000, les
T.A.A.F. ont mené des recherches archéologiques pour reconstituer l'histoire
des lieux, puis quelques bâtiments ont été réhabilités : le logement des
ouvriers, l'atelier, la porcherie en réutilisant (si possible) les matériaux
trouvés sur place et en s'inspirant des techniques norvégiennes. Ce patrimoine ressuscité
sert maintenant de cabane aux hivernants qui continuent à l'entretenir.
Ambiance norvégienne à Kerguelen
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Les anciens fours utilisés pour
fondre la graisse de baleine
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C'est Luc (ResNat) qui se fait le guide des lieux. Il est vraiment
inspiré par le site, il en connait toute l'histoire, au boulon près, et partage
sa passion auprès des visiteurs. Puis, chacun déambule ensuite à son gré à
travers les débris, la ferraille rouillée, les décombres, en essayant de
retrouver l'utilité de chacun des vestiges ou en imaginant ce qu'avait pu être autrefois
la vie ouvrière en autarcie complète dans cet endroit sinistre, au bout du
monde.
Vestiges de 3 chaudières et des
cuves de stockage d'huile
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Le royaume de la rouille
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Hélice incongrue !
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Dans l'atelier réhabilité, un
tour imposant
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Une jolie collection de boulons
est exposée dans le bâtiment rénové
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Le décor est étrange. C'est la sensation d'abandon qui vient en premier à l'esprit mais s'y ajoute l'impression qu'un cataclysme a tout balayé et tout désorganisé. L'ambiance qui émane de ce lieu interpelle vraiment car Port Jeanne d'Arc est riche en symboles : sur la fuite du temps, l'isolement, la force et la violence implacable de la nature, la vanité et l'impuissance des hommes… Cette visite pose plus de questions qu'elle n'apporte de réponses et ne laisse donc personne indifférent.
12h00, retour de l'hélicoptère qui vient rechercher ses passagers pour les ramener à bord.
A 14h00, tous les transferts de personnel et de matériel depuis ou vers
les cabanes sont terminés. Le Marion Dufresne appareille et refait la route
inverse vers Port-aux-Français où il y encore quelques héliportages de matériel
à réaliser.
Retour vers la base de
Port-aux-Français
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18h30, la nuit est tombée. Le Marion quitte son mouillage pour
effectuer demain dès l'aube un exercice inédit au large, à 110 milles dans le
sud-est de Kerguelen.
Jamais le temps de s'ennuyer à bord !
ou l'espérance tragique...
Nés au Havre à la fin des
années 1850, les frères Henry et René Bossière sont les fils d'un armateur.
Ils évoluent dans le monde des affaires et ont pour ambition de coloniser et
valoriser les îles australes françaises.
Malgré leur manque de
capitaux, ils adressent au gouvernement français une demande de concession
d'exploitation des îles Kerguelen qui est accueillie avec d'autant plus de
bienveillance par l’État que celui-ci voit dans leur projet une chance
inespérée d'occuper définitivement des terres convoitées par les britanniques
et les australiens.
Avec le soutien de politiques
havrais (Félix Faure et Jules Siegfried, alors ministres), les frères
Bossière obtiennent en juillet 1893 la concession des Kerguelen pour une
durée de cinquante ans, avec l'objectif de créer un élevage extensif de
moutons sur le modèle de ce qu'ils ont vu en Patagonie et aux Malouines. Mais
d'incidents techniques en déboires financiers, les moutons achetés en
Amérique du Sud n'arriveront jamais à destination.
Malgré l'absence de
financement, les Bossière fondent en 1900 une nouvelle société toujours dans
le but de valoriser les Kerguelen en incluant l'élevage et la pêche, mais
également l'exploitation du sous-sol, sans toutefois parvenir à concrétiser
un projet viable. En 1907, le gouvernement s'inquiète devant la carence des
deux frères vis-à-vis de leurs engagements puisque aucune activité n'a
réellement vu le jour depuis 1893.
Nullement découragés par les
échecs, les Bossière s'associent en 1908 avec une entreprise norvégienne pour
exploiter la station baleinière de Port Jeanne d'Arc, sans plus de succès
puisque l'usine est abandonnée en 1926.
Entre temps, les Bossière
n'ont toujours pas renoncé à leur élevage de moutons. En août 1913, ils
débarquent à Port-Couvreux avec un millier de moutons, mais le site est mal
choisi, car aride et inhospitalier. Faute de nourriture suffisante, le
troupeau est rapidement décimé. En 1914, survient la première guerre
mondiale, les bergers doivent être rapatriés en Métropole pour combattre. Les
200 moutons rescapés de cette expérience sont abandonnés sur place et mourront
faute de soins.
Après la guerre, l'un des
frères persiste encore. Il revient en 1920 pour relancer l'élevage de
Port-Couvreux avec de nouveaux moutons, sans plus de succès. En 1927,
nouvelle tentative de "colonisation" de l'archipel des Kerguelen :
les Bossière envoient à Port-Couvreux trois havrais accompagnés de leurs
femmes et enfants. Une nouvelle fois l'élevage périclite, les moutons ne
trouvent pas assez de pâturages, plusieurs "colons" décèdent. Les
survivants sont rapatriés vers la Réunion en 1931, marquant la fin
irrémédiable des espoirs de valorisation des Kerguelen.
Mais l’obstination des frères
Bossière à se mesurer à la nature hostile ne s'arrête pas qu'aux Kerguelen !
La suite dans quelques jours à l'île Saint-Paul…
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