21 Mai 2013
Qui
comprendrait qu'en tant que rouennais et amateur de grands voiliers, je n'y
aille pas de mon petit compliment au sujet de la prochaine Armada qui se
déroulera à Rouen pour la 6ème fois, du 6 au 16 Juin 2013 ?
Ce rassemblement,
l'Armada, est devenu au fil des années le rendez-vous incontournable de tous
les passionnés de grands et beaux voiliers. Mais de par le monde, ces bateaux
sont extrêmement sollicités et leurs déplacements bien lents. Il manquera malheureusement
pour cette édition 2013 plusieurs grands voiliers "historiques". Mais
les absents seront remplacés par un visiteur de marque, dont c'est la première
venue à l'Armada, l'un des plus grands voiliers du monde : Kruzenshtern !
Kruzenshtern
: Quatre-mâts russe, 115 mètres de longueur et une mâture culminant à 56 mètres
de hauteur… La venue à Rouen de ce bateau est un défi de taille à mettre au
crédit des organisateurs. Au nombre des difficultés (outre les habituelles tractations
diplomatiques et difficiles gestions d'agendas), comment faire passer un
voilier aussi haut sous les quatre ponts enjambant la Seine entre le Havre et
Rouen, comment passer sous plusieurs lignes à haute tension sans provoquer
d'arcs électriques ? Certainement en combinant plusieurs astuces techniques et
aussi en peaufinant les horaires de passage, les calculs de marée et de hauteur
d'eau de la Seine…
Sans
aucun doute Kruzenshtern sera l'attraction principale de cette nouvelle Armada
et sa venue va attirer beaucoup de curieux ou de passionnés !
Et moi
le premier, car cela fait de nombreuses années que je n'ai pas revu ce bateau
pour qui j'ai une particulière affection. Et cette affection est une longue
histoire !
Il était une fois...
Bien
longtemps avant la première Armada rouennaise de 1989, mon intérêt pour les
grands voiliers a commencé à une époque où la majorité des Français (et
moi-même), ignoraient jusqu'à l'existence même de ces bateaux et ne
s'intéressaient guère au patrimoine maritime.
Sans
vouloir jouer les précurseurs ou les découvreurs, cette passion pour les grands
voiliers a donc commencé en 1972, après la lecture d'un article paru dans la revue
trimestrielle que publiait alors le Centre Nautique des Glénans (C.N.G.), et qui
relatait, outre les activités diverses du Centre Nautique, les récits des
croisières vécues par ses membres dans les eaux françaises et aussi
européennes.
Dans cette
publication, je me souvenais avoir lu que le C.N.G. était membre de la Sail
Training Association, une instance toute britannique qui rassemblait tous les deux
ans des bateaux-école armés par de jeunes équipiers dans une série de courses
reliant différents ports européens. A la mesure de ses moyens, le C.N.G.
alignait régulièrement dans cette course un ou deux voiliers de treize mètres :
Glénan ou Sereine.
J'avais
ainsi lu le récit d'un équipier embarqué sur Glénan lors d'une étape de cette
course de 1972, entre Lisbonne et La Corogne. Pour le glénanais lambda que
j'étais alors, le parcours avait de quoi surprendre, mais c'était les photos et
le contenu de l'article qui m'avaient le plus intrigué. Il n'y était question
que de grands voiliers, de goélettes à huniers, de trois-mâts, d'équipiers
escaladant les échelles puis glissant sur les vergues pour dérabanter des
voiles démesurées. Les photos montraient d'immenses navires, de hautes mâtures
couvertes de voiles carrées blanches.
Cet
article paru dans la revue des Glénans me laissait donc songeur à plus d'un
titre : je découvrais avec étonnement que des bateaux d'un autre âge existaient
encore et pouvaient toujours être en état de naviguer ; je comprenais aussi que
certains membres de l'association à laquelle j'appartenais savaient vivre des
moments intenses, même en naviguant ailleurs qu'en Bretagne.
1974, Révélation à Saint-Malo
Courant
juillet 1974, j'apprends par les journaux spécialisés que la Course des Grands
Voiliers organisée par la Sail Training Association fera escale, le temps d'un
week-end, début août à Saint-Malo. L'article du C.N.G. paru deux ans auparavant
refait alors surface dans ma mémoire.
J'ai
envie de voir ces navires que je ne connais pas, voir à quoi peut ressembler la
marine d'antan. La curiosité me pique insidieusement, et avec un de mes
collègues de travail, j'organise le déplacement vers Saint-Malo.
Peu avant
d'arriver, nous faisons une courte pause face au large. Au bout de l'horizon, derrière
l'île de Cézembre, diluée dans une légère brume, entre la mer et le ciel,
flotte une silhouette, imposante et immatérielle à la fois. Une longue coque
sombre, surmontée d'un, deux, trois, quatre mâts si hauts qu'ils paraissent
défier le ciel. C'est Kruzenshtern ! Kruzenshtern, quatre-mâts soviétique, au
mouillage dans le lointain. Je n'ai jamais rien vu de semblable ! Je me sens
heureux d'avoir pu être à cet instant, le témoin privilégié d'une scène d'une
autre époque : le retour d'un grand voilier à Saint-Malo.
Au pied
des fortifications de la ville, le long des quais du bassin Vauban, en même
temps qu'ils valorisent les lieux, de vieux gréements se fondent dans un décor
construit pour eux : un ancien brick canadien, Barba Negra ; les deux goélettes
de la Royale, l'Etoile et la Belle Poule ; deux trois-mâts anglais plus
récents, et quelques autres bateaux plus modestes. Avec ces voiliers anciens,
les ombres de Surcouf et Duguay-Trouin semblent de nouveau rôder au pied des remparts
de Saint-Malo, qui ce soir-là mérite bien sa réputation de cité corsaire.
Même si
le nombre de bateaux est restreint, ce spectacle pour le moins inhabituel captive
déjà beaucoup de monde, attiré par ces voiliers magiques qui déversent aux
pieds de chacun, leur cargaison de souvenirs, de rêves, d'aventures,
d'exploits, d'îles inconnues ou de mers lointaines ! Et pourtant, combien de
ces badauds vivront ces aventures et connaîtront un jour ces mers ? Moi-même,
irai-je un jour vers ces îles à bord de l'un de ces bateaux ? Nul ne sait, mais
ce soir à Saint-Malo la magie opère !
Arrivée de Kruzenshtern à Saint-Malo - 03 Août 1974 - (Diapositive) |
Il faut
dire que le scénario qui se prépare ne manque pas de panache. Kruzenshtern et
les détails de sa lointaine silhouette se précisent progressivement. Mais quel
dommage qu'il ne soit pas sous voiles ! Une coque de 115 mètres de long, des
mâts à 56 mètres au-dessus de l'eau et 3.000 mètres carrés de voilure ne se
manœuvrent pas si facilement, surtout au ras des cailloux qui bordent le chenal
d'accès au port. Quel dommage pour le réalisme de la scène et pour l'envolée
poétique ! Et malgré
cela, quel spectacle !
La
masse du voilier se détache maintenant clairement de l'horizon et domine sans
peine tout ce qui l'entoure. De faux sabords affinent l'imposante coque noire,
que prolonge un long beaupré. Cette coque à elle seule semble plus haute que le
plus haut des voiliers qui l'accompagne. Et puis, les mâts ! Quatre mâts si
hauts qu'ils semblent toucher le ciel ! Ils portent une vingtaine de vergues
sur lesquelles sont ferlées des voiles, que malheureusement on ne verra pas. Ce
grand voilier est imposant, et pourtant d'une réelle élégance !
Deux
remorqueurs viennent le servir ; s'approchent ensuite, le canot de sauvetage
vert et orange de la S.N.S.M. et plusieurs vedettes uniformément grises :
Marine Nationale, Affaires Maritimes, Gendarmerie, Douanes. L'entrée de
Kruzenshtern est une affaire d'Etat… En tout cas, cela déplace les foules, sur
mer et aussi sur terre : les remparts, la jetée, les quais sont noirs de monde.
Nous
nous rendons jusqu'à l'écluse du Naye, avant que le bateau ne pénètre dans le
bassin Vauban. La manœuvre est fort longue, et nous pouvons l'admirer de près. Proche
de nous, Kruzenshtern nous domine de toute sa coque, de tous ses mâts. Impressionnant
! Sur le pont plusieurs officiers coiffés de larges casquettes, quelques marins
à l'air triste, nous regardent en silence, indifférents ou résignés, paraissant étrangers
à l'animation fébrile qu'ils provoquent ici.
Kruzenshtern dans le bassin Vauban de Saint-Malo - 03 Août 1974 - (Diapositive) |
Tiré
par ses remorqueurs, Kruzenshtern occupe maintenant le milieu du bassin. Le
port de Saint-Malo renoue avec ses origines et ressuscite son passé. Ce bateau
en lui-même extraordinaire, est vraiment à sa place, au pied des
remparts historiques qui ont fait la renommée de la ville.
Avec
ces voiliers, d'autres rêves ou d'autres épopées s'enchaînent. Les époques se
télescopent. Les anciens cap-horniers se rappellent au souvenir des
plaisanciers actuels. Et la mer les réunit tous !
Je vis
un retour aux sources, je perçois que la plaisance que je pratique maintenant
est née de ces bateaux, de ces lieux. Ce rassemblement de voiliers est un
moment unique à vivre. Tous ces équipages, tous ces voiliers, anciens ou
actuels, me fascinent et je n'ai d'yeux que pour eux. J'ai trop peur que leur
image ne se perde, aussi je prends bon nombre de photos.
Demain
tous ces voiliers s'élanceront vers Portsmouth, ultime étape de cette course étonnante.
Le rêve est passé, mais après... ? Après ! La prochaine course aura lieu dans
deux ans. Peut-être les Glénans inscriront-ils un de leur bateau dans cette
future course ? Et peut-être embarqueront-ils des équipiers sur ce même
voilier ? Et si je pouvais en être ? Il faudra que j'en sois ! Ne plus être
spectateur frustré, mais acteur d'un événement inoubliable. Participer à une
course semblable, confronté aux mêmes bateaux, sur d'autres mers... C'est
décidé, je vais tout faire pour y parvenir !
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire