VOYAGES, VOYAGES...

PATAGONIE & ANTARCTIQUE - TANSAT FRANCE-ANTILLES - ISLANDE - ILES MARQUISES - PASSAGE DU NORD-OUEST - NORVEGE - TERRES AUSTRALES - POLYNESIE & ILE DE PAQUES - SAINT-MALO-NICE - TOUR DE CORSE - ANTARCTIQUE

LA GALERIE DES GLACES

SAMEDI 29 AOÛT 2015 - Jour 6 - SAVISSIVIK  - MER DE BAFFIN (Groenland)

05h15, à la passerelle. Le beau temps qui prévalait jusqu'alors aurait-il disparu ? L'aube n'a pas aujourd'hui la splendeur des précédentes. Les nuages bas couvrent les sommets et la côte est voilée par une légère bruine. Le vent est faible de l'arrière mais la température extérieure n'est que de 4°C et celle de la mer de 2,4°. Autant de signes qui font prendre conscience des hautes latitudes dans lesquelles nous naviguons.

Hameau de Savissivik
Nous sommes bientôt en vue de Savissivik, un village ou plutôt un modeste hameau d'une soixantaine d'âmes au fin fond de la baie de Melville, pour ne pas dire aux confins du monde habité... Il n'y a guère que la base aérienne U.S. de Thulé et le village de Qaanaaq (600 hab.), qui soient encore plus au nord.

 
Ce début de matinée est un peu particulier, du moins pour nous. Le Soléal jette l'ancre devant Savissivik, l'escale la plus septentrionale de notre croisière… Et pas qu'un peu ! Nous battons ainsi notre record personnel de latitude : 76°00' Nord (pulvérisant largement notre passage au cap Nord en Norvège en 2009 à seulement 71°10'N).

 
Je sais, cela ne sert à rien ! Comme tous les records d'ailleurs, qui n'ont jamais changé la marche du Monde… C'est juste pour nous une satisfaction personnelle. Ainsi, nous balisons les limites cardinales de nos connaissances géographiques.

76° Nord, ce n'est tout de même pas rien ! Alors pour finir de se situer, ce matin nous ne sommes plus qu'à 1.555 km du Pôle Nord. Seul, le nord du Spitzberg est encore plus haut en latitude : 80°33' N. Peut-être l'objet d'un autre voyage ? Plus tard, peut-être !
 
A cause de la faible hauteur d'eau, le Soléal est mouillé à une large distance du rivage. Un haut fond qui relie les îles Bushnan et Savissivik au continent est le piège naturel de tous les icebergs issus de la calotte polaire toute proche. Un vrai cimetière pour des icebergs si volumineux qu'ils ne peuvent gagner le large avant d'avoir suffisamment fondu et diminué leur tirant d'eau. Ils vont rester ici des mois en attendant que les vagues les rongent, les déséquilibrent, les morcellent.

La calotte polaire, fabrique d'icebergs en continu
Une longue balade en Zodiac™ est prévue pour s'approcher des icebergs (mais pas trop !). Donc ce matin, équipement vestimentaire complet, couche isolante en dessous, couche imperméable au-dessus pour contrer les effets du froid et du vent pendant une heure trente.

A bord des canots, les naturalistes
qui nous guideront à travers le cimetière d'icebergs
 
A bord du Zodiac™, notre horizon parait barré par un haut mur irrégulier. Nous suivons un parcours labyrinthique entre des géants de glace qui, vus du ras de l'eau, n'en paraissent que plus menaçants. La nature a sculpté des blocs, des pointes, des ondulations, des arches éphémères. Cela peut être très massif ou très élégant, aucun de ces icebergs ne se ressemble, ils sont tous fascinants.
 
Le ciel plombé et la mer lisse comme du mercure mettent en valeur tous les détails. Avec le gris environnant, les formes et les couleurs se détachent mieux que sous le soleil éblouissant qui masque les teintes subtiles de certaines de ces sculptures.

Inventaire non exhaustif de la galerie des glaces :

 


 
Clichés garantis sans retouches
La glace bleue est plus compacte que la blanche,
elle est sans bulles d'air et filtre la lumière différemment
 
Radio pulmonaire ? Non, glace compacte !
Retour à bord à 11h00, frigorifiés. Une bonne soupe ou un café nous attendent au salon du pont 3 pour nous revigorer. Nous avons choisi le café.
 
12h10, appareillage de Savissivik. Une heure plus tard, le Soléal navigue par le travers du cap York au profil caractéristique. C'est un gigantesque coin enfoncé dans la mer de Baffin qui ferme la baie de Melville à l'ouest et qui marque l'entrée du détroit de Nares. Au-delà, ça devient compliqué ; au-delà, c'est la glace qui décide.

En navigant au large du cap York
Nous n'avons pas fini de doubler le cap York que nous passons à proximité de ce monstre qui ne compte pas moins de 3 arches. Il est gigantesque, pas sûr que le Soléal fasse le poids à côté.
 
Le cap York, c'est la fin de la partie groenlandaise de cette croisière qui a magnifiquement débuté. Maintenant, route au sud-ouest pour traverser la mer de Baffin. Cap vers Pond Inlet, tout au nord de l'île Baffin. Un autre voyage commence vers le Nunavut, vaste territoire au nord du Canada.

23h30, cap vers le Nunavut,
quelque part en mer de Baffin

JOUR DE FETE A KULLORSUAQ

VENDREDI 28 AOÛT 2015 - Jour 5 - KULLORSUAQ  - (Groenland)
 
On monte toujours en latitude en longeant à peu de distance l'ouest du Groenland. Le soleil disparait à peine durant la nuit. A 05h20 il est déjà là, émergeant quelques instants au-dessus des reliefs de la côte. Mais ce matin, ce sont les nuages qui gagnent la partie plombant le paysage pour quelques heures.
 

Nous sommes toujours au milieu de l'autoroute à icebergs et la veille est encore attentive à la passerelle. L'élève-officier et le marin philippin sont aux jumelles. Le lieutenant de quart anticipe et modifie souvent la route du Soléal pour louvoyer entre les plus gros spécimens et éviter les growlers qui encombrent le passage. C'est une vigilance de tous les instants que l'on n'imagine pas tant que l'on n'en a pas été témoin.
 

La matinée se déroule en activités diverses dont la présentation au théâtre de la journée du lendemain par le chef d'expédition et le "Récap" qui permet aux naturalistes de préciser ou de revenir sur ce qui a été observé lors d'un débarquement précédent. Ce récap peut aussi être suivi d'une conférence sur un sujet précis. Ce matin, c'est Mirabelle, naturaliste québécoise qui intervient avec un exposé très documenté sur "Le monde des glaces".
 
Le village de Kullorssuaq
 
Le Soléal jette l'ancre en tout début d'après-midi au sud de la baie de Melville à quelques encablures de Kullorsuaq. Ponant et ce petit village de 400 âmes sont unis par des liens très spécifiques. En effet, l'un des chefs d'expédition attitré de la compagnie, Nicolas D., grand spécialiste et explorateur des régions polaires a acquis une petite maison à Kullorsuaq en 2009 et a vécu à proximité des habitants en établissant avec eux des relations de confiance.
 
Le Soléal ancré dans la baie de Kullorssuaq
 
Les liens sont restés, les navires de Ponant sont toujours bien accueillis et les passagers sont naturellement les invités du village. La venue d'un bateau ici est un événement exceptionnel. Avant même l'arrivée à terre du premier Zodiac™, les enfants nous attendent impatiemment sur la cale, quelques villageois sont également venus au débarcadère dont un homme portant un magnifique pantalon et de belles bottes en peau d'ours qui se fait un devoir de saluer chaque passager. On comprendra plus tard que cet homme, Lars, est un peu le "public relation" du village…
 
Toute fière de son joli costume !
 
Quelques femmes portent des vêtements traditionnels, plusieurs fillettes ont revêtu un joli costume de fête orné de motifs géométriques en perles multicolores. Un petit marché artisanal est improvisé à même le sol, rudimentaire.
 
Sur la place, Lars le "public relation" du village, rassemble les visiteurs autour d'un kayak et fait une démonstration de chasse au narval, avec les gestes, les cris et toutes les explications détaillées en langage inuit aussitôt traduites par le chef d'expédition.
 
Inventaire du matériel de chasse traditionnelle au narval
 
Les villageois se mêlent aux passagers, rient avec eux ou essaient d'entamer une conversation quasi impossible, bien peu parlant anglais. Beaucoup d'enfants vont en procession vers le petit supermarché et en ressortent les bras chargés de sodas, de chips et autres confiseries qu'ils consomment aussitôt. La malbouffe et ses effets dévastateurs sont donc universels ! On voit même de jeunes Inuits consommer des… esquimaux (si, si, c'est vrai !). Normal, c'est aussi l'été chez eux !
 
Nous croisons beaucoup d'ados qui commencent à s'affranchir des traditions : casquettes U.S., cheveux décolorés, piercings, cigarettes, smartphones et casques audio sur les têtes… Ils ont bien sûr le droit au progrès, mais une question vient immédiatement à l'esprit de tous les passagers : quel est l'avenir de ces jeunes dans un village aussi isolé ? Sauront-ils chasser le phoque ou la baleine comme leurs parents ?
 
Par les chemins du village
 
Les maisons sont dispersées sur le flanc pentu de la colline, sans ordre précis, reliées entre elles par des sentiers en terre peu entretenus ou de grands escaliers en bois, mais toujours entourées du bric-à-brac habituel. Les habitants sont vraiment accrochés à leur rocher, loin de tout et de tout le monde, face à leurs montagnes englacées et leur baie encombrée de volumineux icebergs. Pour nous, c'est beau, mais pour eux ? Quel regard portent-ils sur nous ? La vie n'est pas facile pour tout le monde !
 
L'église est un modeste édifice en bois à la décoration intérieure ultra-minimaliste. Ca sent la peinture fraîche. Quelques marches en dessous, la salle de réunion de la communauté est ouverte. Chacun a inscrit son nom ou réalisé quelques peintures naïves sur les murs.
 

Peinture murale au "Clubi"

 
Une fois notre visite à terre terminée, c'est le Soléal qui invite les habitants à bord. 190 personnes, soit la moitié du village investissent le bateau et se baladent partout, dans les couloirs, les deux salons, les ponts extérieurs et même la salle de fitness, squattée par les ados. Le commandant leur a dit qu'ils étaient chez eux et ils ont bien compris.
 

La dernière mode Inuit
 
Au théâtre, le Commandant accueille lui-même les habitants de Kullorsuaq qui offrent un petit spectacle aux passagers. Le responsable de la communauté présente son village et quelques uns des habitants vêtus d'habits traditionnels. Le spectacle peut alors commencer : beaucoup de chants, en solo, en duo, en groupe, etc… C'est interminable et surtout totalement improvisé avec des temps morts, des contretemps, des quiproquos avec lesquels jongle Sarah, la directrice de croisière qui meuble les blancs avec beaucoup d'humour.
 

Il y a des remises de cadeaux : quelques passagères se voient offrir de menus ouvrages artisanaux. Tout cela se déroule dans une parfaite bonne humeur et sous des applaudissements enthousiastes.
 
Et alors que l'on croyait tout terminé, Lars arrive sur scène avec sa guitare sous le bras, s'installe calmement et prend son temps pour régler le micro à sa convenance. Il entame un répertoire de musique country à la mode groenlandaise. Avec sa voix haut-perchée, il enchaîne les airs les uns après les autres. Lars fait le spectacle, il le sait, il est content et il en rajoute. Ca s'éternise, le Commandant regarde sa montre… Sarah essaie à plusieurs reprises de lui faire comprendre qu'il faut terminer. Lars, très cabotin, continue en faisant danser les passagers sur scène.
 
 S'il n'avait finalement rien de folklorique, ce spectacle sera le meilleur de tous ceux que nous verrons. C'était sincère, spontané et généreux et n'a pas laissé indifférents tous les passagers qui ont tenu à se déplacer à l'arrière du pont 3 pour saluer chaleureusement le départ des habitants de Kullorsuaq avant leur retour chez eux.
 
La fête est finie ! Retour à la maison
 
Mais Lars a du mal à nous quitter. Alors que le Soléal appareille, il revient rapidement depuis le village en pagayant sur son kayak pour faire une démonstration de chasse au narval. Infatigable !
 
Démonstration de chasse traditionnelle
 
19h30, en avant lente, le Soléal quitte la baie de Kullorssuaq encombrée de gros icebergs et de growlers. A la passerelle, la concentration est maximale. Tout le monde est sur le pont, le Commandant qui est aux manettes, le second-capitaine, deux lieutenants, deux élèves et Raymond, le pilote des glaces québécois, chacun derrière sa paire de jumelles à chercher au loin la meilleure route entre les blocs de glace.
 
Le Commandant énonce ses intentions : "Il y a de la place entre cet iceberg-ci et ce growler-là !". Toutes les jumelles se tournent en même temps, chacun repère visuellement la route pour y parvenir, conforte l'option au radar et le Commandant cherche déjà plus loin.
 
En quittant Kullorssuaq. Vigilance et observation
 
A travers le champ d'icebergs, le Soléal louvoie continuellement. Un obstacle est à peine évité qu'un autre se présente déjà devant ! Un bateau de 140 m de long ne se manœuvre pas aisément, ni en vitesse, ni en cap. Il faut anticiper la giration du navire pour qu'il passe en ligne droite entre chacun des obstacles et imaginer que dans un changement de cap si l'avant passe facilement, il n'en sera pas de même pour l'arrière qui nécessitera plus d'espace pour terminer le virage.
 
Le plus souvent, cela passe à raser de part et d'autre. Même si le bateau a été conçu pour pouvoir naviguer dans les glaces, il vaut mieux empêcher les heurts. Néanmoins, il arrive qu'il soit impossible d'éviter un growler, le choc résonne sur la coque : Klonngk !
 
Le Commandant donne ses ordres en anglais au marin philippin qui est à la barre. Ce sont toujours des ordres précis et brefs que le marin confirme de la même manière selon un code immuable :
-     Le Commandant : "2 degrés, tribord"
-     Le marin réceptionne l'ordre : "2 degrés, tribord" qu'il confirme dès que le bateau a viré de 2 degrés
-     Le Commandant : "Barre droite"
-     Le marin : "Barre droite" qu'il confirme dès que l'ordre est exécuté
Tout se fait avec une économie de mots qui renforce encore la concentration ambiante.
 
Les changements de cap se font en douceur et s'enchaînent à un rythme soutenu pour parer chaque obstacle. Un élève sort sur les ailerons de passerelle pour vérifier que la poupe du bateau ne heurte pas de glaçons, un autre reporte les points radar sur la carte papier, un lieutenant contrôle encore cette carte. Chacun sait ce qu'il a à faire. Le silence de la passerelle parait lourd, pourtant il n'y a ni énervement, ni tension, ni pression. C'est une concentration collective et partagée. Impressionnant !
 
A raser les icebergs !
 
En retrait, je regarde, j'écoute, j'essaie de comprendre ce qui se passe sur les différents écrans ou cadrans. Je ne m'identifie à personne, pourtant cette ambiance me gagne peu à peu au point que moi aussi j'essaie de trouver le meilleur cap possible en même temps que l'équipage. L'atmosphère de la passerelle m'envahit, je suis dans la navigation au point que je ne pense même plus à prendre des photos des plus beaux icebergs que nous croisons. Un grand moment !
 
Au bout d'une heure le Soléal sort de la baie. La densité des glaces diminue, l'horizon s'éclaircit progressivement. Le Commandant passe le relais au lieutenant de quart. Cela s'apaise lentement. J'en ai presque oublié l'heure du dîner. Quelle journée !

AKULLEQ : MARS EN AOÛT

JEUDI 27 AOÛT 2015 - Jour 4 - De ILULISSAT à AKULLEQ - (Groenland)

Après l'appareillage d'Ilulissat, le Soléal a contourné l'île Disko par le nord et ce matin le bateau fait le tour de la vaste presqu'île de Qaarsut en la laissant à tribord.
 
Dès le début de matinée, la météo continue de nous favoriser, vent nul et ciel lumineux sans nuage, seule la température nous rappelle où nous sommes.
 
05h30, le Soléal navigue vers l'est, c'est l'embrasement total du ciel et cela dure longtemps. Vers l'arrière, c'est le rose qui domine. Impossible de se lasser d'un tel festival de couleurs. Il faut savoir se lever tôt pour mériter cela.
 
Petit matin au Groenland
 
Encore beaucoup d'icebergs sur la route, énormes et de formes diverses : cubiques, ronds, plats, pointus, creux, en forme d'arche, tous aussi volumineux les uns que les autres et surtout, tous plus dangereux les uns que les autres. Ce que l'on voit au-dessus de l'eau n'est rien à côté de ce qu'il y a en dessous.
 
 
 
A cette heure, l'ambiance est calme à la passerelle ; calme mais attentive. Il y a en permanence trois personnes de quart : un lieutenant breveté de la Marine Marchande, un jeune élève-officier qui complète à bord sa formation prodiguée par l'ENSM (Ecole Nationale Supérieure Maritime, ex Hydro) et un marin philippin qui surveille l'horizon en permanence derrière ses jumelles lorsque le bateau est en pilotage automatique. Cela n'empêche pas le lieutenant et l'élève de scruter également la mer. Et dans la zone où nous naviguons cette veille est d'autant plus attentive que l'horizon est largement encombré par des gros icebergs bien sûr, mais surtout par une multitude de growlers beaucoup plus sournois ; il s'agit de petits blocs de glace dont les plus plats émergent à peine. Ils sont souvent difficiles à repérer et, malgré leur taille relativement modeste, ils n'en sont que plus dangereux.
 
 
Bien sûr, les officiers de quart ont à leur disposition plusieurs écrans radars réglés à des échelles différentes. La lecture de ces écrans n'est pas évidente au premier abord mais avec un peu d'habitude on y décèle beaucoup d'indices extérieurs quelle que soit la météo : bateaux, grains de pluie, avions à haute altitude et même les plus petits des growlers flottant à la surface de l'eau. Mais la surveillance et l'attention restent essentielles.
 
 
09h20, Le Soléal jette l'ancre à Akulleq, dans un étroit passage entre deux îles de la baie d'Ummannaq, face à un site très minéral digne de la planète Mars : une haute colline ocre jaune ou orange, couleurs plutôt déconcertantes au cœur de l'austère Groenland et rendues encore plus vives sous le franc soleil.
 
Les passagers ont rendez-vous à l'arrière du pont 3 pour une ultime vérification des gilets de sauvetage et le pointage des cartes individuelles avant de descendre au pont inférieur, la "marina" pour embarquer sur les Zodiac™ avec l'aide efficace de marins qui assurent la sécurité.
 
Nous atterrissons sur une minuscule plage de sable ocre où nous attendent les guides d'expédition, autrement appelés "naturalistes". Eux, portent une parka jaune très visible et sont armés de carabines pour le cas où un ours polaire deviendrait trop menaçant. Rassurant ! Les naturalistes sont là pour baliser l'itinéraire et surtout apporter aux passagers toutes les informations nécessaires à la bonne compréhension du site.
 
Akulleq : Planète Mars ou Islande ?
Nous grimpons aussitôt par une trace étroite taillée dans une roche très friable qui se désagrège rapidement sous nos pas. Cela monte très fort dès le début de la rando et la progression est rendue difficile à cause du terrain instable de pierres et de sable grossier.
 
Dans l'air froid chacun monte à son rythme jusqu'à un replat d'où nous avons une jolie vue sur les alentours : falaises, sommets encadrant un bras de mer où de gros icebergs semblent échoués et en arrière plan, la calotte polaire.
 
Dans le moindre repli du terrain, profitant d'une faible couche d'humus, des lichens, mousses ou saxifrages tapissent le sol. Les arbres locaux, des saules arctiques, avec leurs branches rampantes culminent à une dizaine de centimètres de hauteur. C'est déjà l'automne et leurs feuilles minuscules commencent à rougir. Dans ces régions difficiles, la maigre végétation n'a que peu de temps pour pousser et profite du moindre abri et du jour permanent de l'été pour emmagasiner un peu de chaleur afin de croître aussi rapidement que possible.
 

Le mouillage d'Akulleq
Le paysage, l'atmosphère cristalline, le silence se prêtent naturellement à la contemplation. Une telle escale est toujours trop courte… Il faut redescendre encore plus prudemment qu'en montant.
 
Nous rejoignons le bord vers 12h00. Le Soléal quitte Akulleq alors que nous n'avons pas terminé de déjeuner. Nous naviguons dans le fjord d'Ummannaq largement encombré d'icebergs volumineux ; là encore, des monstres aux formes improbables qu'il vaut mieux savoir éviter !
 
 
Il y a à bord un pilote des glaces québécois Raymond J. qui, comme nous, a embarqué à Kangerlussuaq. Il n'interviendra officiellement qu'à partir du Canada, mais cela ne l'empêche pas de faire part de son expérience pour conseiller le lieutenant de quart quant à la route à suivre à travers les champs d'icebergs que nous traversons. Il est pilote dans le port de Montréal, mais a passé la plus grande partie de sa carrière maritime dans tout l'Arctique Canadien. La glace, il connait et cet après-midi son avis est bien utile pour louvoyer entre les obstacles.
 

 
Plutôt que de naviguer sur la route directe, le Commandant a décidé de contourner par l'est et le nord l'île Upernivik (rien à voir avec le village d'Upernavik), séparée du continent groenlandais par le chenal d'Inukavsait, étroit et sinueux. Le paysage vaut vraiment le détour.
 
 
Carte électronique : Route à suivre dans le chenal d'Inukavsait
pour contourner l'ile Upernivik
Le Soléal navigue entre de hautes montagnes aux sommets découpés en pointes acérées. A travers d'étroites vallées, plusieurs langues glaciaires dévalent des pentes escarpées et tentent de rejoindre la mer. En bas des pentes, on observe clairement les moraines entrainées par la glace avant qu'elle ne recule. Un vrai cours de géologie à ciel ouvert !



LA GLACE EST ROMPUE

MERCREDI 26 AOÛT 2015 - Jour 3 - De SISIMIUT à ILULISSAT - (Groenland)

05h00, debout pour admirer le lever du jour. Et là, pas de déception ! Vers l'est, au-dessus de la côte, le ciel clair est un subtil dégradé de couleurs, de l'orangé en allant vers le rose. La mer est très calme, jusqu'à parfois être lisse comme un miroir dans lequel se reflète le ciel. La mer est rose ! Il faut le voir pour le croire. Le jour se lève lentement, prend son temps pour éclairer la baie de Disko.
Aux petites heures dans la baie de Disko
Ce matin, nous sommes au sud d'Ilulissat au large d'un fjord long de 50 km qui est le débouché sur la mer d'un important glacier issu de la calotte polaire. Le Sermeq Kujalleq, cet énorme glacier de 4.000 km² est la plus grosse fabrique d'icebergs de l'hémisphère nord. Il produit des icebergs si volumineux que ceux-ci peuvent rester bloqués plusieurs années dans le fjord. Comme le glacier avance d'environ 20 m par jour, la pression augmente régulièrement jusqu'à la rupture brutale du verrou que forment les plus gros icebergs échoués sur un seuil sous-marin.
Baie de Disko
S'en suit alors une réaction en chaîne où tout se brise dans un énorme fracas et se disperse en mer en blocs plus ou moins volumineux qui se baladent ensuite au gré des vents et des courants.
Le bateau navigue prudemment dans le champ de glace qui se densifie progressivement. La mer est chargée de milliers de petits ou gros blocs qui dérivent. Le paysage parait figé, mais en réalité c'est en perpétuel mouvement. Avec le soleil qui arrive, c'est une explosion de lumière sur les faces irrégulières des icebergs, du blanc éclatant au gris clair en passant par le rose. Cela évolue lentement à mesure que le bateau progresse. Un feu d'artifice matinal au ras de l'eau. Je savoure ce petit matin qui à lui tout seul vaut le voyage ! Quelle chance !
En quelques minutes, la revanche est prise sur l'Antarctique qui, en 2011, ne nous avait pas gâtés par sa luminosité.
Baie de Disko
06h30, le Soléal est au mouillage devant le village d'Ilulissat. C'est calme, la mer est lisse, pas une ride, pas une ondulation, pas un bruit si ce n'est de temps en temps dans le lointain, le craquement sourd d'un iceberg qui se brise et se renverse.

Le Soléal, mouillé devant Ilulissat
Aujourd'hui, nous participons à deux excursions qui vont nous rapprocher du monde de la glace.
Ce matin, un bateau de pêche local vient nous chercher à la "marina", la plate-forme de débarquement située à l'arrière du Soléal, pour effectuer un circuit au plus près des icebergs échoués devant le fjord. Spectaculaire ! Des monstres, des géants de glace nous dominent, nous écrasent de toute leur masse. Le petit bateau serpente, louvoie au plus près de ces colosses disproportionnés. Impressionnant.
Le soleil n'est pas bien haut, et nous passons de l'ombre à la lumière, du brillant au sombre, de la glace éclatante à celle noircie par les moraines, de la glace lisse à celle rayée de profondes stries, de l'iceberg tabulaire à celui rongé par la mer avec des grottes ou des pointes.
Violent contre-jour
Notre patron pêcheur nous explique que le sondeur de son bateau indique 266 m de fond et que les icebergs que nous longeons sont échoués… 266 m de glace sous l'eau ! La hauteur hors de l'eau de ces mastodontes doit avoisiner une quarantaine de mètres. A naviguer près d'eux au ras de l'eau, on se sent bien petits et bien fragiles !
Ilulissat - Le chalutier donne l'échelle de l'image 
Sur le pont du petit chalutier, la température est à la mesure du paysage : glaciale. Nous n'avons pas regretté notre habillement polaire de circonstance et nous avons bien apprécié le café chaud à notre retour à bord du Soléal.
L'après-midi, nous avons choisi de faire une petite rando vers la rive nord du fjord de glace. Nous empruntons un bus très rustique qui nous fait traverser rapidement le village d'Ilulissat. L'urbanisme n'y est pas plus organisé qu'à Sisimiut, mais le village parait plus animé, plus actif.
Le bus nous dépose à l'extérieur de l'agglomération, près d'un vaste chenil à ciel ouvert. Tous les chiens de traineaux du village sont parqués là durant l'été, enchaînés auprès de leur niche sommaire, accablés et faméliques, attendant avec résignation que leur maître daigne leur apporter un quelconque morceau de viande. On est loin du concours de beauté canine, huskies, samoyèdes et autres malamutes ont l'œil triste et le poil bien terne. C'est le lot de tous les chiens en Arctique. Pas réjouissant ! Les Inuits n'éprouvent guère de sentiments pour leurs chiens qui ne sont juste que des chiens de travail durant l'hiver et celui qui n'est pas dans le droit fil de la meute ne vit pas bien vieux. C'est comme cela depuis toujours, mais les Inuits savent bien que le sujet est sensible.  
Nous cheminons sur un platelage surplombant des zones de tourbe, de mousse vert clair, de linaigrettes. La moindre plante s'accroche à son bout d'humus et ne dépasse pas quelques centimètres de hauteur. Les arbres de la région, les saules arctiques qui s'étalent au ras du sol ne sont guère plus hauts.
Ciel bleu, grand soleil, la température est presque agréable. D'un promontoire, nous dominons le fjord d'Ilulissat par lequel tentent de s'échapper les icebergs issus du glacier Sermer Kujalleq. C'est un chaos indescriptible à perte de vue de blocs qui se chevauchent et s'entrechoquent. De très gros icebergs sont bloqués là pour des années avant qu'ils n'aient suffisamment fondu pour continuer leur route vers la mer. Fascinant.
Le fjord d'Ilulissat, exutoire du glacier Sermeq Kujalleq
Nous rejoignons le Soléal en fin d'après-midi à bord d'un des Zodiac™ en louvoyant à travers les glaçons qui encombrent la baie.
18h00, appareillage. Avec Nelly, nous restons sur les ponts extérieurs à profiter des rayons du soleil qui n'a pas l'air décidé à se coucher. Pour ne pas troubler la quiétude du moment, le Soléal glisse lentement sur la mer toute lisse en évitant quelques belles pièces de glace. Très loin, trop loin, un souffle de baleine, puis une grande nageoire caudale qui sort de l'eau et disparait aussitôt. Le ciel s'enflamme doucement. La nature est belle…
21h00, le Soléal contourne l'île Disko par l'est en se frayant un chemin à travers des icebergs de plus en plus nombreux et de plus en plus gros. Le ciel vire au rouge orangé, la mer et les icebergs sont roses. Vu de l'arrière du pont 6, le Soléal trace sa route sur une mer quasiment plate et dans le sillage, la pleine lune se lève…
21h30, réunion au théâtre. Le Commandant nous expose avec beaucoup d'humour le déroulement de la croisière du point de vue nautique. Raphaël, le Chef d'Expédition, nous présente les sites naturels qu'il compte nous faire découvrir, avant que chaque membre de son équipe ne se présente lui-même.

Aparté :
Une fois qu'ils peuvent flotter et qu'ils ont retrouvé leur liberté, les icebergs de la baie de Disko sont entrainés par une branche du Gulf Stream le long de la côte occidentale du Groenland jusqu'au nord de la mer de Baffin où ils font demi-tour. Ils sont ensuite emportés vers le sud par des courants froids le long de la côte orientale de l'île Baffin, descendent au large du Labrador et de Terre Neuve et errent dans l'Atlantique Nord jusqu'à de basses latitudes avant de se diluer dans l'océan.
Le Titanic a coulé par 41°46' Nord et des icebergs particulièrement résistants ont déjà été repérés jusqu'à la latitude des Bermudes (32°N).