On
monte toujours en latitude en longeant à peu de distance l'ouest du Groenland.
Le soleil disparait à peine durant la nuit. A 05h20 il est déjà là, émergeant
quelques instants au-dessus des reliefs de la côte. Mais ce matin, ce sont les
nuages qui gagnent la partie plombant le paysage pour quelques heures.
Nous
sommes toujours au milieu de l'autoroute à icebergs et la veille est encore
attentive à la passerelle. L'élève-officier et le marin philippin sont aux
jumelles. Le lieutenant de quart anticipe et modifie souvent la route du Soléal
pour louvoyer entre les plus gros spécimens et éviter les growlers qui
encombrent le passage. C'est une vigilance de tous les instants que l'on
n'imagine pas tant que l'on n'en a pas été témoin.
La
matinée se déroule en activités diverses dont la présentation au théâtre de la
journée du lendemain par le chef d'expédition et le "Récap" qui
permet aux naturalistes de préciser ou de revenir sur ce qui a été observé lors
d'un débarquement précédent. Ce récap peut aussi être suivi d'une conférence
sur un sujet précis. Ce matin, c'est Mirabelle, naturaliste québécoise qui intervient
avec un exposé très documenté sur "Le monde des glaces".
Le
Soléal jette l'ancre en tout début d'après-midi au sud de la baie de Melville à
quelques encablures de Kullorsuaq. Ponant et ce petit village de 400 âmes sont
unis par des liens très spécifiques. En effet, l'un des chefs d'expédition
attitré de la compagnie, Nicolas D., grand spécialiste et explorateur des
régions polaires a acquis une petite maison à Kullorsuaq en 2009 et a vécu à
proximité des habitants en établissant avec eux des relations de confiance.
Les
liens sont restés, les navires de Ponant sont toujours bien accueillis et les
passagers sont naturellement les invités du village. La venue d'un bateau ici
est un événement exceptionnel. Avant même l'arrivée à terre du premier Zodiac™,
les enfants nous attendent impatiemment sur la cale, quelques villageois sont également
venus au débarcadère dont un homme portant un magnifique pantalon et de belles bottes
en peau d'ours qui se fait un devoir de saluer chaque passager. On comprendra
plus tard que cet homme, Lars, est un peu le "public relation" du
village…
Quelques
femmes portent des vêtements traditionnels, plusieurs fillettes ont revêtu un
joli costume de fête orné de motifs géométriques en perles multicolores. Un
petit marché artisanal est improvisé à même le sol, rudimentaire.
Sur
la place, Lars le "public relation" du village, rassemble les
visiteurs autour d'un kayak et fait une démonstration de chasse au narval, avec
les gestes, les cris et toutes les explications détaillées en langage inuit aussitôt
traduites par le chef d'expédition.
Les
villageois se mêlent aux passagers, rient avec eux ou essaient d'entamer une
conversation quasi impossible, bien peu parlant anglais. Beaucoup d'enfants
vont en procession vers le petit supermarché et en ressortent les bras chargés
de sodas, de chips et autres confiseries qu'ils consomment aussitôt. La
malbouffe et ses effets dévastateurs sont donc universels ! On voit même de
jeunes Inuits consommer des… esquimaux (si, si, c'est vrai !). Normal, c'est
aussi l'été chez eux !
Nous
croisons beaucoup d'ados qui commencent à s'affranchir des traditions :
casquettes U.S., cheveux décolorés, piercings, cigarettes, smartphones et
casques audio sur les têtes… Ils ont bien sûr le droit au progrès, mais une
question vient immédiatement à l'esprit de tous les passagers : quel est
l'avenir de ces jeunes dans un village aussi isolé ? Sauront-ils chasser le
phoque ou la baleine comme leurs parents ?
Les
maisons sont dispersées sur le flanc pentu de la colline, sans ordre précis,
reliées entre elles par des sentiers en terre peu entretenus ou de grands
escaliers en bois, mais toujours entourées du bric-à-brac habituel. Les
habitants sont vraiment accrochés à leur rocher, loin de tout et de tout le
monde, face à leurs montagnes englacées et leur baie encombrée de volumineux icebergs.
Pour nous, c'est beau, mais pour eux ? Quel regard portent-ils sur nous ?
La vie n'est pas facile pour tout le monde !
L'église
est un modeste édifice en bois à la décoration intérieure ultra-minimaliste. Ca
sent la peinture fraîche. Quelques marches en dessous, la salle de réunion de
la communauté est ouverte. Chacun a inscrit son nom ou réalisé quelques
peintures naïves sur les murs.
Peinture murale au "Clubi" |
Une
fois notre visite à terre terminée, c'est le Soléal qui invite les habitants à
bord. 190 personnes, soit la moitié du village investissent le bateau et se
baladent partout, dans les couloirs, les deux salons, les ponts extérieurs et
même la salle de fitness, squattée par les ados. Le commandant leur a dit
qu'ils étaient chez eux et ils ont bien compris.
La dernière mode Inuit |
Au
théâtre, le Commandant accueille lui-même les habitants de Kullorsuaq qui offrent
un petit spectacle aux passagers. Le responsable de la communauté présente son
village et quelques uns des habitants vêtus d'habits traditionnels. Le
spectacle peut alors commencer : beaucoup de chants, en solo, en duo, en groupe,
etc… C'est interminable et surtout totalement improvisé avec des temps morts,
des contretemps, des quiproquos avec lesquels jongle Sarah, la directrice de
croisière qui meuble les blancs avec beaucoup d'humour.
Il
y a des remises de cadeaux : quelques passagères se voient offrir de menus
ouvrages artisanaux. Tout cela se déroule dans une parfaite bonne humeur et
sous des applaudissements enthousiastes.
Et
alors que l'on croyait tout terminé, Lars arrive sur scène avec sa guitare sous
le bras, s'installe calmement et prend son temps pour régler le micro à sa
convenance. Il entame un répertoire de musique country à la mode groenlandaise.
Avec sa voix haut-perchée, il enchaîne les airs les uns après les autres. Lars
fait le spectacle, il le sait, il est content et il en rajoute. Ca s'éternise,
le Commandant regarde sa montre… Sarah essaie à plusieurs reprises de lui faire
comprendre qu'il faut terminer. Lars, très cabotin, continue en faisant danser
les passagers sur scène.
S'il n'avait finalement rien de folklorique,
ce spectacle sera le meilleur de tous ceux que nous verrons. C'était sincère,
spontané et généreux et n'a pas laissé indifférents tous les passagers qui ont
tenu à se déplacer à l'arrière du pont 3 pour saluer chaleureusement le départ
des habitants de Kullorsuaq avant leur retour chez eux.
Mais
Lars a du mal à nous quitter. Alors que le Soléal appareille, il revient rapidement
depuis le village en pagayant sur son kayak pour faire une démonstration de
chasse au narval. Infatigable !
19h30,
en avant lente, le Soléal quitte la baie de Kullorssuaq encombrée de gros
icebergs et de growlers. A la passerelle, la concentration est maximale. Tout
le monde est sur le pont, le Commandant qui est aux manettes, le
second-capitaine, deux lieutenants, deux élèves et Raymond, le pilote des
glaces québécois, chacun derrière sa paire de jumelles à chercher au loin la
meilleure route entre les blocs de glace.
Le
Commandant énonce ses intentions : "Il y a de la place entre cet
iceberg-ci et ce growler-là !". Toutes les jumelles se tournent en
même temps, chacun repère visuellement la route pour y parvenir, conforte
l'option au radar et le Commandant cherche déjà plus loin.
A
travers le champ d'icebergs, le Soléal louvoie continuellement. Un obstacle est
à peine évité qu'un autre se présente déjà devant ! Un bateau de 140 m de long
ne se manœuvre pas aisément, ni en vitesse, ni en cap. Il faut anticiper la
giration du navire pour qu'il passe en ligne droite entre chacun des obstacles
et imaginer que dans un changement de cap si l'avant passe facilement, il n'en
sera pas de même pour l'arrière qui nécessitera plus d'espace pour terminer le
virage.
Le
plus souvent, cela passe à raser de part et d'autre. Même si le bateau a été
conçu pour pouvoir naviguer dans les glaces, il vaut mieux empêcher les heurts.
Néanmoins, il arrive qu'il soit impossible d'éviter un growler, le choc résonne
sur la coque : Klonngk !
Le
Commandant donne ses ordres en anglais au marin
philippin qui est à la barre. Ce sont toujours des ordres précis et brefs que
le marin confirme de la même manière selon un code immuable :
- Le Commandant : "2 degrés,
tribord"
- Le marin réceptionne l'ordre : "2
degrés, tribord" qu'il confirme dès que le bateau a viré de 2 degrés
- Le Commandant : "Barre droite"
- Le marin : "Barre droite" qu'il
confirme dès que l'ordre est exécuté
Tout
se fait avec une économie de mots qui renforce encore la concentration
ambiante.
Les
changements de cap se font en douceur et s'enchaînent à un rythme soutenu pour parer chaque obstacle.
Un élève sort sur les ailerons de passerelle pour vérifier que la poupe du
bateau ne heurte pas de glaçons, un autre reporte les points radar sur la carte papier, un lieutenant
contrôle encore cette carte. Chacun sait ce qu'il a à faire. Le silence de la passerelle
parait lourd, pourtant il n'y a ni énervement, ni tension, ni pression. C'est une
concentration collective et partagée. Impressionnant !
En
retrait, je regarde, j'écoute, j'essaie de comprendre ce qui se passe sur les
différents écrans ou cadrans. Je ne m'identifie à personne, pourtant cette
ambiance me gagne peu à peu au point que moi aussi j'essaie de trouver le
meilleur cap possible en même temps que l'équipage. L'atmosphère de la passerelle
m'envahit, je suis dans la navigation au point que je ne pense même plus à prendre des
photos des plus beaux icebergs que nous croisons. Un grand moment !
Au
bout d'une heure le Soléal sort de la baie. La densité des glaces diminue,
l'horizon s'éclaircit progressivement. Le Commandant passe le relais au
lieutenant de quart. Cela s'apaise lentement. J'en ai presque oublié l'heure du
dîner. Quelle journée !
Cette belle rencontre me rappelle de bons souvenirs, nous avions aussi passé un très bon moment avec le spectacle improvisé par les habitants.
RépondreSupprimerUne rencontre avec les habitants et cet accueil sur le bateau, vraiment sympa ! Les couleurs des costumes folkloriques magnifiques !
RépondreSupprimerBonjour, cette année, le passage à Kullorssuaq ne fut même pas marrant ... Personne n'est monté sur le Ponant, spectacle raté car pas avertis, juste pendant notre balade dans le village, une guide (???) nous dit, ah, je viens d'apprendre (par les talkies) qu'il y a un spectacle en bas. Nous avons zappé et continué notre balade dans le village, pas le courage de descendre et de remonter ensuite si on avait le temps. Quand j'ai dit sur le blog du Ponant : voyage ch.é de bout en bout....
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