VOYAGES, VOYAGES...

PATAGONIE & ANTARCTIQUE - TANSAT FRANCE-ANTILLES - ISLANDE - ILES MARQUISES - PASSAGE DU NORD-OUEST - NORVEGE - TERRES AUSTRALES - POLYNESIE & ILE DE PAQUES - SAINT-MALO-NICE - TOUR DE CORSE - ANTARCTIQUE

LE PASSAGE DE DRAKE

Jeudi 16 Décembre 2021 - Durant toute la nuit, le Commandant Charcot a fait des ronds dans l'eau à petite vitesse, bien à l'abri derrière l'île Nueva à une quarantaine de milles dans l'est du cap Horn.

Le cap Horn ! Même si c'est à bord d'un confortable paquebot, nous sommes bien tout au sud de l'Amérique. En tant qu’ancien voileux, se trouver à quelques milles du Horn déclenche inévitablement humilité et respect face au tribut que tant de marins aguerris ont dû payer pour le contourner.

Les anciens marins redoutaient le Horn ; sur le Commandant Charcot, c’est le passage de Drake qui est craint par bon nombre de passagers. Beaucoup appréhendent par avance d'être malmenés durant la traversée et de ne pouvoir être à la hauteur. C'est le sujet de conversation qui revient le plus souvent ce matin lors du petit-déjeuner car malgré l'abri, le vent souffle régulièrement à 40 nœuds (ou kn, knots) et la mer reste forte. Il n'est pas difficile d'imaginer ce que doit être la situation au large et nous ne regrettons pas la décision du Capitaine.

A 09h30, une éclaircie filtre timidement à travers les nuages, signe avant-coureur d'un ciel de traîne annonçant la fin prochaine de la dépression. Le Capitaine, qui n'attendait que cela, fait aussitôt mettre le cap vers le sud. Même si le vent n'a pas encore molli et si la mer n'est pas encore calmée, le Drake s'impose, face à nous, impressionnant, fidèle à sa légende.

Et maintenant, changement de rythme ! Le Commandant Charcot fait route directe vers l’Antarctique. Tout en puissance, le bateau passe les vagues les unes après les autres sans efforts. Sa masse et son inertie sont telles qu'on ne ressent aucune secousse lorsque les vagues le frappent. Mais du fait de la forme particulière de l'étrave (dessinée pour briser la glace), les vagues se pulvérisent en larges et hautes nappes d'embruns qui aspergent tout le pont avant et les coursives du pont 5. Aussi à partir de 09h30, tous les espaces extérieurs sont fermés et même les balcons des plus basses cabines. Nous voilà maintenant confinés maritimes pour le reste de la journée !

Des ronds dans l'eau à l'abri des îles du sud de la Terre de Feu, en attendant le passage de la dépression

Situation météo au petit matin du 15 Décembre : plus c'est rouge, plus le vent est fort !






Début du Drake, le vent souffle encore à 45 nœuds (83 km/h)

En fin de matinée au théâtre, nous devons assister à une réunion obligatoire sur la sécurité lors des débarquements en zodiac et surtout pour prendre connaissance du code de conduite à terre en Antarctique édicté par l'IAATO, organisme rattaché au Traité sur l'Antarctique. C'est très sérieux, puisqu'il faut émarger une feuille de présence. Les sujets évoqués précisent surtout les comportements à adopter vis-à-vis des animaux, la protection des sites, la gestion des déchets, etc…

L'autre sujet sensible est l'importation involontaire de végétaux ou d'insectes microscopiques susceptibles d'envahir et de perturber l'équilibre des zones vierges de l'Antarctique à la suite des débarquements des visiteurs. Il est donc organisé dans l'après-midi, une séance obligatoire de décontamination où chaque passager joue de l'aspirateur pour éliminer particules ou organismes nichant dans les fonds de poches, fermetures à glissière, velcros, gants, semelles, etc, etc…

Pas le temps de s'ennuyer, même en pleine mer !

 

Scènes de la vie ordinaire dans le passage de Drake

 


Vendredi 17 Décembre 2021 - A 05h30 ce matin, le Commandant Charcot a quitté le Pacifique et commencé sa navigation dans l'océan Antarctique en franchissant la ligne de convergence à environ 59°20' Sud. C'est la chute brutale de la température de l'eau de mer qui marque la frontière entre les deux océans. Cette ligne virtuelle entourant le continent Antarctique, est la rencontre des eaux froides polaires avec celles plus chaudes des régions subantarctiques.

La dépression est passée. Ce matin la mer s'est bien calmée et le bateau continue confortablement sa route vers le sud. La coursive extérieure du pont 5 est de nouveau ouverte. Le ciel vire au bleu, l'air est pur. Le vent qui a bien molli griffe encore le visage. Mais il est agréable de pouvoir s'oxygéner en faisant le tour du bateau après les longues heures d'inactivité de la journée d'hier.



La passerelle qui était inaccessible depuis le début de la croisière est ouverte ce matin. Bonne nouvelle ! Située au pont 8, elle fait toute la largeur du bateau (28 m). Les ailerons latéraux font partie intégrante de la passerelle, ce qui augmente encore son volume. Un long pupitre de commandement intègre de nombreux écrans et instruments de navigation.

En début de matinée, la passerelle est une ruche bourdonnante. Du fait de la nature et de la technologie particulière du Commandant Charcot, son état-major y est plus nombreux que sur des navires conventionnels. C'est une vaste salle très lumineuse d'où l'on domine le pont hélico et qui offre une vue panoramique à 180° sur tout l'horizon.


 
 
 

PASSER LE DRAKE…

Depuis leur découverte en 1616 par les navigateurs hollandais Le Maire et Schouten, les environs du cap Horn fascinent autant qu'ils inquiètent. Cette région, où l’homme se sent bien vulnérable, est impitoyable et vouloir la fréquenter exige expérience et humilité.

Le Drake, passage maritime essentiel vers l'Antarctique, est un voyage à lui tout seul tant il est redouté. A la pointe de l'Amérique du Sud, au large des côtes chiliennes, ce passage est du fait de sa latitude extrême l'une des routes les plus dangereuses du monde maritime à cause des phénomènes atmosphériques intenses qui y règnent. Large d'au moins 450 milles marins (830 km), ce détroit réunit les océans Pacifique et Atlantique en séparant le continent américain de l’Antarctique. Cette zone des "Cinquantièmes Hurlants" est le royaume des dépressions, des violentes tempêtes, des houles escarpées, des pétrels et des albatros. Ce passage est une épreuve particulièrement crainte de tous les marins. Toute une ambiance !

Jusqu'à la fin du 18ème siècle, les galions empruntaient le détroit découvert par Magellan, entre le continent sud-américain et la grande île de la Terre de Feu qui, avec le cap de Bonne-Espérance étaient les deux seules routes connues à l'époque pour rejoindre l'Extrême-Orient. Ce long et étroit canal est encombré d'obstacles. Il est parcouru par de violents courants de marée et est soumis à de puissantes rafales qui dévalent brutalement des montagnes environnantes. La navigation y était difficile et éprouvante tant elle soumettait les équipages à des manœuvres incessantes et incertaines sur des bateaux peu performants. 


A partir des années 1850 et jusqu'en 1914, les abords du cap Horn prirent une importance stratégique essentielle pour le développement du négoce mondial. C'était un passage obligatoire emprunté par les clippers, ces grands voiliers qui ont connu leur apogée au milieu du 19e siècle. Ils sillonnaient les voies commerciales maritimes entre New York et San Francisco au moment de la ruée vers l’or ou celles partant d'Asie ou d'Australie pour ramener et vendre au plus vite, thé, laine, épices, nickel vers l'Europe. Malgré des conditions de mer extrêmement dures, le long détour par l'extrémité sud de l'Amérique s'est imposé comme une alternative de route plus rapide pour les grands cargos à voiles qui disposaient  de beaucoup plus d'espace pour manœuvrer, face aux caprices des vents et de la mer.

La dangerosité du Passage de Drake lui valut un caractère légendaire et une bien mauvaise réputation, tant il suscitait craintes, incertitudes et souffrances. De nombreux navires ont tenté de le traverser, beaucoup s'y sont laissés prendre et n'en sont pas toujours sortis indemnes, ce qui fait de cet endroit de la planète un véritable cimetière marin. Face aux vents contraires et aux éléments trop hostiles, certains grands voiliers venant d'Europe mettaient plus d’un mois à tenter de le doubler ou parfois, devaient même faire demi-tour vers le sud de l'Afrique pour entreprendre un tour du monde à l'envers… finalement plus rapide.

Avec l'ouverture du canal de Panama en 1914 qui raccourcissait et sécurisait les grands itinéraires maritimes, les navires commerciaux délaissèrent la route par le Horn et le Drake, devenue par comparaison plus aléatoire et trop dangereuse. Le quatre-mâts allemand Pamir [1] fut  le dernier navire commercial à voiles à franchir le passage en 1949 lors d'un trajet entre la Finlande et l'Australie.

Malgré ce déclin, le Drake demeure à jamais hanté par les fantômes des grands voiliers. En dépit de son éloignement et du danger qu'il représente toujours, ce passage reste actuellement un lieu mythique pour les navigateurs tourdumondistes à la voile. De par son aura mystique et spirituelle, cette route est un repère essentiel du monde du nautisme. Elle est l'aboutissement de toute course ou croisière hauturière d'envergure, le repère immanquable de toute circumnavigation en solitaire ou en équipage à la voile. Une sorte de Graal !

 



[1] Le quatre-mâts Pamir continua de transporter du grain entre l'Argentine et l'Europe après cette date. Pris dans un cyclone au milieu de l'Atlantique, il fit naufrage le 21 Septembre 1957, faisant 80 disparus et laissant 6 survivants. Cette tragédie mit brutalement et définitivement fin au transport de fret à la voile.

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire